La semaine passée, la Société des Gens de Lettres a publié un document faisant un point sur la loi de numérisation des oeuvres indisponibles du XXe siècle. « La SGDL considère qu'il s'agit d'un projet équilibré, qui apporte à l'auteur des garanties sur le respect de ses droits et qui définit clairement les obligations de l'éditeur. Les questions qu'il soulève n'ont pas été esquivées et ont fait l'objet de réponses satisfaisantes. »
Le 03/03/2012 à 11:09 par Clément Solym
Publié le :
03/03/2012 à 11:09
Cependant, ce message d'apaisement n'a pas été vu par tous comme une réelle solution viable. Lucie Chenu, ayant droit, inquiète de ce qu'elle a pu lire dans les propos de la SGDL vient de diffuser.
« I - Pour l'auteur, les intérêts majeurs de la loi,
1/ Dans tous les cas, s'il choisit de rester au sein du dispositif (...) »
En fait, non. L'auteur ne choisit pas. Dans la majorité des cas, l'auteur ne sera même pas au courant de la numérisation de son ouvrage puisqu'il est prévu de ne pas lui en demander l'autorisation ; de ne même pas le prévenir!
« 2/ Si l'auteur a récupéré ses droits pour l'exploitation « papier » il récupère 100% des droits d'auteur issus de l'exploitation de l'ouvrage par la société de gestion collective »
Ça n'est pas ce que dit le texte de loi. Et ça n'est pas non plus ce que dit le communiqué de la SGDL qui parle, plus loin, de 50% des droits d'auteur, le reste allant à l'éditeur en défaut d'exploitation.
Enfin et surtout, cet argument est, comment dire... absurde. Lors d'une édition classique (papier ou numérique), l'auteur perçoit 100% des droits d'auteur. Si un auteur souhaite que soit publié en numérique l'un de ses ouvrages indisponibles (ou pas, d'ailleurs), du XXe siècle, il a toute latitude de le proposer à un éditeur numérique qui lui versera 100% des droits d'auteur, qui correspondront à X% du prix de vente hors taxes, X étant discuté entre l'auteur et l'éditeur et précisé par contre.
« s'il choisit de rester dans le dispositif ; il peut s'opposer à une exploitation exclusive par l'éditeur d'origine ; il peut à tout moment sortir du dispositif et garde toute sa liberté sur les modalités d'exploitation de ses œuvres, par lui-même ou par un tiers »
En fait, non : d'après le texte de loi, l'auteur n'a que six mois à compter d'un événement dont il ne sera pas prévenu, l'inscription de son œuvre dans la base de données pour s'opposer à sa numérisation et à son exploitation par la SPRD. Sans doute la SGDL se base-t-elle sur un ancien texte qui n'est pas celui que les deux Chambres ont adopté. Après ces six mois, il pourra s'opposer à cette exploitation « s'il juge que la reproduction ou la représentation de ce livre est susceptible de nuire à son honneur ou à sa réputation. » (Art. L. 134‑4. – I du Code de la Propriété intellectuelle modifié par cette loi) Cette restriction peut être interprétée de façons diverses, et elle risque d'être source de conflits. Autre possibilité, il pourra s'opposer à l'exploitation de son livre « s'il apporte la preuve qu'il est le seul titulaire des droits définis audit article L. 134‑3. », or cette preuve sera très difficile à apporter.
« 3/ Si l'auteur n'a jamais cédé ses droits numériques ou s'il les a récupérés il peut sortir à tout moment du dispositif et garder toute sa liberté sur les modalités d'exploitation de ses œuvres, y compris dans le cas où les droits pour l'exploitation « papier » seraient toujours détenus par l'éditeur ; »
Non, l'auteur ne pourra pas sortir à tout moment du dispositif, sauf condition irréalisable. D'après le texte de loi, c'est à l'auteur de prouver que l'éditeur ne détient pas les droits pour le numérique, ce que bien souvent il ne pourra pas faire, s'il n'a pas conservé les contrats de ses ouvrages parus il y a plusieurs décennies de cela. Les avocats qui se sont penchés sur la question ont particulièrement mis ce point en avant.
Et dans tous les cas, je trouve profondément scandaleux que l'auteur ne puisse s'opposer à l'exploitation de son œuvre par une société de gestion et un éditeur numérique avec qui il n'aura jamais signé de contrat que sous certaines conditions !
« 5/ Serai-je averti de la numérisation et de la diffusion de mes livres ?
Si la SGDL est largement favorable à ce projet, elle est pleinement consciente de la nécessité, pour tous, de veiller à ce que les moyens d'information des auteurs, et de leurs éditeurs, soient suffisants pour permettre, dans la période de six mois, à ceux qui le souhaiteraient de ne pas entrer dans le dispositif. Les associations et les sociétés d'auteurs auront un rôle particulier à jouer pour assurer cette information auprès du plus grand nombre. Ce n'est pas la loi, mais un décret qui définira ces moyens, mais les éditeurs comme les sociétés d'auteurs devront veiller à avertir les auteurs concernés. »
Autrement dit, nous n'avons aucune assurance. La loi ne dit pas que les auteurs devront être avertis (les ayants droit encore moins) de l'ajout de leurs œuvres à la base de données. La SGDL propose d'avertir ses adhérents, ce qui signifie qu'il faudra payer une cotisation pour être prévenu d'un fait légal. Et puis quoi, encore ?
« 6/ Les éditeurs qui exploiteront dans le cadre du droit de priorité seront-ils rémunérés en plus de leurs revenus d'exploitation ? Non. C'est une question qui a été soulevée, puisque les revenus de la société de gestion collective seront répartis entre auteurs et éditeurs, et qu'une priorité sera donnée à l'éditeur d'origine pour l'exploitation. Il conviendra donc de veiller, au sein de la société de gestion et de répartition, à ce que, lorsque les éditeurs d'origine diffuseront eux-mêmes les livres, ils ne perçoivent pas deux fois sur les revenus d'exploitation : en tant qu'exploitant et en tant que titulaire de droit. Il est entendu que le partage à 50% - 50% ne pourrait intervenir que dans les cas où c'est un tiers qui exploite. La SGDL sera particulièrement vigilante sur ce point, qui a été posé comme une condition nécessaire à son accord. »
L'un des points particulièrement choquants, dans ce texte de loi, n'est pas qu'un éditeur numérique perçoive un revenu. C'est qu'un éditeur en défaut d'exploitation perçoive des « droits d'auteur » ! Un partage à 50% - 50% des droits d'auteur entre l'auteur et l'éditeur en défaut d'exploitation qui sera rémunéré – autrement dit, un entrepreneur qui sera récompensé pour avoir mal fait son travail – c'est scandaleux ! C'est aussi inquiétant, car on peut se demander ce qu'il adviendra en cas d'adaptation cinématographique, audiovisuelle, BD, jeu ou figurines. Cette loi imposera de fait un « droit d'auteur revenant à l'éditeur », autrement dit un copyright.
En outre, l'argument est ridicule – quoique je reconnaisse qu'il est assez bien tourné pour embrouiller l'esprit. On fait miroiter « 50% » de DA aux auteurs. Mais 50% de quoi ? 50% de ce qu'il restera après (je me base sur l'accord-cadre que la SGDL a signé avec le SNE, la BnF, le ministère de la Culture et le Commissariat général à l'Investissement, téléchargeable ici) après « rémunération des capitaux investis » et après prélèvement des parts de la SPRD et de l'éditeur numérique, dans le cas où ça n'est pas l'éditeur originel qui exploite l'e-book. Pas 50% du prix de vente du livre numérique – dont on ne sait absolument pas à quel prix il sera vendu, soit dit en passant.
Encore une fois, dans un contrat d'édition classique, après prélèvement des frais d'impression, de diffusion, de distribution et de la part de l'éditeur, l'auteur perçoit 100% des droits d'auteur ! Oui, vous avez bien lu : 100% des droits d'auteur vont à l'auteur. Il faut se méfier des statistiques et des pourcentages ; on peut leur faire dire ce qu'on veut. Ce « 50% - 50% » ne correspond à rien, car il n'est nulle part dit à combien – à quel pourcentage – s'élèvera la part de droits d'auteur partagés en deux, entre l'auteur ou ses ayants droit et l'éditeur fainéant.
(Et les frais de numérisation, me direz-vous? Eh bien la numérisation sera payée, en grande partie, par l'argent public, ce qui est un autre point particulièrement choquant !)
« 8/ L'ayant droit est-il dépossédé de ses droits ? Bien évidemment non. Des commentaires excessifs ont parlé de « confiscation », voire de « propriété nationale » à propos de cette loi. Or le mot « cession » n'est pas utilisé. L'ayant droit fait apport à la société de perception et de répartition (qui est une société civile soumise aux dispositions du Code de la Propriété Intellectuelle) de ses droits, que celle-ci exerce pour lui. C'est précisément parce qu'elle n'est pas cessionnaire des droits que la SPRD agréée doit être explicitement investie de la qualité pour agir en justice. C'est une des principales différences entre cette loi et le principe de l'exception, qui prive l'auteur d'une partie de ses droits. »
Bien sûr que oui, les ayants droit sont dépossédés de leurs droits. La SGDL joue sur le double sens des mots « droit » et « ayant droit ». Les ayants droit – je parle ici des héritiers des auteurs – ne seront pas dépossédés de la rémunération allouée aux auteurs, mais ils sont, comme les auteurs, dépossédés de leur droit à être avertis du désir de publication et à lire, discuter et signer un contrat d'édition. En outre, ils sont dépossédés du droit de s'opposer à la publication de l'ouvrage. (Et certes, le mot « cession » n'est pas utilisé, les rédacteurs de ce texte de loi ne sont pas totalement crétins.)
Ce n'est pas – pas seulement – le droit patrimonial qui est attaqué, c'est le droit moral, et en particulier le droit de divulgation et le droit de repentir. Or, selon l'article L121-1 al. 2 du CPI2, le droit moral est « perpétuel, imprescriptible et inaliénable (…) transmissible à cause de mort aux héritiers de l'auteur ».
J'ose espérer que la SGDL ne considère pas les ayants droit comme des « parasites » (comme je l'ai lu ici ou là sous la plume d'internautes que notre pétition dérangeait) qui ne songent qu'à s'engraisser avec les revenus des œuvres commises par leurs ancêtres. Parce que non, un ayant droit, ça n'est pas ça. Un ayant droit, c'est avant tout l'enfant d'un écrivain. Si après ma mort, mes enfants veulent s'opposer à ce qu'on exploite en numérique l'un ou l'autre de mes textes (à moins bien sûr que j'aie signé un contrat l'autorisant), je veux, moi, qu'ils en aient la liberté, tant que ces textes ne sont pas dans le domaine public. Tout comme je veux avoir le droit de m'opposer à la publication en numérique des ouvrages signés par mes ascendants, ou de choisir (en accord avec ma famille) pour cela l'éditeur de mon choix, de signer avec lui un contrat d'édition et de convenir ensemble du prix de vente du fichier.
En résumé, la SGDL dit avoir reçu du ministère de la Culture toutes les assurances que tout se passerait bien pour les auteurs, mais ces assurances ne sont pas inscrites dans le texte de loi. Au contraire, quand on compare les différentes versions qui ont été discutées à l'Assemblée législative et au Sénat, on s'aperçoit que le projet a beaucoup changé, au détriment des bibliothèques et des lecteurs (œuvres orphelines) et au détriment des auteurs et de leurs ayants droit (qui ne sont pas les éditeurs).
Pour toutes ces raisons, les explications de la SGDL ne me satisfont pas. Et pour toutes ces raisons, et d'autres encore – que je développerai dès que le temps se sera ralenti, je réclame l'abrogation de cette véritable atteinte au droit d'auteur qu'est cette loi.
Et parce que, oui, je trouve anormal que des héritiers puissent profiter des droits d'auteur de leurs ancêtres soixante-dix ans après la mort de ceux-ci, je réclame le raccourcissement du délai avant l'entrée des œuvres dans le domaine public et la véritable gratuité, pour tous les lecteurs (en et hors bibliothèques), des classiques de la littérature, de la philosophie ou des sciences.
PS : quelques liens pour compléter, préciser, discuter...
http://www.sivan-avocats.com/oeuvresindisponibles.html
et bien sûr, la pétition (à cette heure signée par 1575 personnes)
et le groupe facebook du collectif Le Droit du Serf.
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