Docteure en littérature française et comparée, Lise Chapuis s’est un beau jour passionnée pour l’italien. Au point de faire métier de traduction. Elle dirige également la collection Selva selvaggia, des éditions L’Arbre vengeur, où, là aussi, elle offre aux lecteurs français de découvrir de nombreuses oeuvres du Bel paese – classiques et contemporaines. Entretien, tout en nuances.
Le 11/08/2021 à 10:46 par Federica Malinverno
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11/08/2021 à 10:46
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ActuaLitté / Federica Malinverno : Qu’est-ce qui vous a amené à devenir traductrice, et plus spécifiquement de l’italien ?
Lise Chapuis : Je n’ai aucune origine familiale en rapport avec l’Italie et je n’ai pas appris l’italien durant ma scolarité, mais l’anglais et l’allemand, avec beaucoup de latin aussi. J’ai commencé à aller en Italie durant mes études de lettres modernes, le voyage classique, pour visiter les villes et les musées, Venise, Florence… Une révélation, bien sûr. Je me suis mise à étudier l’italien en autodidacte, avant de suivre un cursus complet à l’université. J’avais un goût pour les langues, il s’est fixé sur l’italien, par désir. Maintenant je dois dire que je découvre encore tous les jours cette langue dans toute sa richesse, quelle chance…
Depuis combien de temps exercez-vous ?
Lise Chapuis : Mes premières traductions datent de 1986-87. J’étais lectrice à l’Université de Pavie quand une amie professeure de littérature italienne, Maria Antonietta Grignani, m’a vivement recommandé un joli petit bouquin édité chez Sellerio, Donna di Porto Pim, d’un certain Antonio Tabucchi. En le lisant, j’ai pensé que j’aurais aimé écrire précisément quelque chose comme ça. Comment partager cette découverte ? L’idée de la traduction s’est imposée : dans mon enthousiasme, j’ai contacté Antonio Tabucchi, alors professeur à Gênes, qui m’a dit que les droits avaient été achetés par l’éditeur Christian Bourgois, lequel m’a proposé un contrat pour ce livre-ci, ainsi que pour Nocturne indien que j’avais également beaucoup aimé. Voilà comment a commencé ma carrière de traductrice.
Je serai toujours reconnaissante à Antonio Tabucchi et Christian Bourgois qui m’ont fait confiance. Je ne sais pas si cela serait possible aujourd’hui, peut-être, et je l’espère. Ils ont donné une chance à une débutante, une inconnue, et il faut dire que cela a bien marché parce que Nocturne Indien a eu tout de suite le prix Médicis Etranger (en 1987). On n’avait pas internet ni les mêmes facilités de circulation à l’époque. J’étais déjà professeure de français et je le suis restée pendant quelque temps, en parallèle de la traduction, j’avais ainsi un peu de latitude pour choisir les textes. J’ai fait des études de langue et littérature, j’ai le goût des mots, français et étrangers, ce qui me plaisait et me plaît toujours, c’est de fouiller, plier, travailler le français pour qu’il arrive à s’approcher de l’autre langue.
Pendant votre carrière, quelles évolutions dans le métier de traductrice avez-vous observées ?
Lise Chapuis : Très tôt, j’ai eu la chance de rencontrer une traductrice qui faisait partie de l’ATLF (Association des traducteurs littéraires de France), Claire Cayron, et grâce à elle, j’ai vite eu conscience qu’il existait un métier, une position de traducteur qui était un peu subalterne et qu’il fallait affermir, sinon défendre. Et il me semble qu’il y a eu en effet, grâce aux associations, des résultats très positifs au fil du temps. La position des traducteurs s’est affirmée.
On assiste aujourd’hui à une professionnalisation du métier, de plus en plus de formations universitaires sont proposées, et c’est tant mieux. Et il me semble que la réflexion sur la diversification des langues traduites est maintenant engagée, en ce qui concerne la formation des traducteurs comme dans les politiques éditoriales. En effet le déséquilibre est encore grand entre les langues traduites : il y a des zones immenses de la planète d’où on traduit peu, voire quasiment rien, et le monde ne peut pas aller bien comme ça. Il faut connaître et comprendre : les traducteurs ont toujours eu ce rôle d’explorateurs, de passeurs de culture.
Heureusement leur visibilité est bien meilleure que lorsque j’ai commencé, et désormais certaines maisons d’édition mettent le nom des traducteurs en couverture, par exemple les éditions Do de Bordeaux.
Pendant votre carrière quelles évolutions et tendances avez-vous observé dans la littérature italienne ? Et dans celle qui était achetée en France ?
Lise Chapuis : Je crois qu’il n’est pas facile d’avoir une vue d’ensemble de la littérature dans laquelle on vit, qu’elle soit française ou italienne. Quand j’ai commencé, on parlait d’Antonio Tabucchi, Pier Vittorio Tondelli, Andrea De Carlo, Daniele Del Giudice, Alessandro Baricco comme d’une sorte de « génération » : ils avaient en commun, me semble-t-il, une langue relativement classique, qui s’était peut-être formée à la suite d’auteurs comme Italo Calvino ou Cesare Pavese, et pas forcément des thématiques tournées vers l’Italie (Tondelli, De Carlo voyageaient, Tabucchi parlait du Portugal…), comme un mouvement centrifuge.
Après, il me semble qu’il y a eu un mouvement de retour vers l’Italie intérieure dans sa diversité, comme un besoin de faire une sorte d’état des lieux, avec un recours plus marqué peut-être aux thématiques régionales, aux langues mêmes, qu’il s’agisse de l’inclusion visible du dialecte ou seulement de sa présence en filigrane, ce qui peut être un vrai défi pour les traducteurs. Il ne s’agit pas d’un repli, mais d’un autre regard sur le monde environnant, qui peut viser à l’universel à travers le local. Giosuè Calaciura par exemple, quand il parle du Borgo Vecchio, ce n’est pas seulement celui de Palerme, il l’a souvent précisé, ce sont tous les « Borgo Vecchio » du monde.
CHRONIQUE: Borgo Vecchio, Palerme incandescente
Il est vrai qu’une des caractéristiques de la culture et de l’histoire de l’Italie est que les bases régionales y sont fortes, avec une diversité des lieux de production culturelle, notamment des maisons d’édition, mieux réparties qu’en France sur l’ensemble du territoire, malgré une tendance à la concentration dans le nord du pays aujourd’hui.
Cet ancrage régional peut cependant, s’il n’est pas maîtrisé, entraîner le risque d’une sorte de provincialisation. Et du coup, certaines maisons d’édition françaises peuvent avoir tendance à privilégier des thématiques frôlant le cliché, surtout quand il s’agit du Sud. Une sorte d’exotisme ressassé, dangereux à mon avis pour une perception correcte de ce qui se passe vraiment en Italie aujourd’hui.
Pourtant la création littéraire italienne est dynamique, diversifiée certes quant aux lieux, ce qui fait sa richesse, mais aussi dans l’approche des thématiques les plus contemporaines, dans la recherche artistique et formelle.
En tant que traductrice, il me semble cependant qu’il est moins facile aujourd’hui de faire des propositions aux maisons d’édition, en tout cas de faire accepter des voix vraiment originales, des recherches formelles. Est-ce dû à une plus grande présence des agences littéraires ? Je ne sais pas, mais il faut rester attentif et espérer que les auteurs qui sont dans une démarche artistique aux marges des sentiers battus continuent à arriver jusqu’au public français.
Et cela ne se fait souvent que grâce aux petites maisons d’édition par exemple L’Arbre vengeur avec laquelle je collabore et qui a accepté de publier J.R. Wilcock, une figure originale, ou Francesco Permunian, un auteur bien plus proche de Ceronetti que des clichés du Sud. Tant qu’elles le peuvent, car la prise de risque est grande pour ces maisons d’édition.
Vous traduisez plusieurs genres, de la littérature générale à la jeunesse : comment change le travail de traducteur par rapport à son objet ?
Lise Chapuis : En réalité, j’ai seulement réalisé une adaptation de Pinocchio et traduit quelques titres pour la jeunesse de Beatrice Masini, qui écrit aussi pour adultes et a une écriture très fine, quel que soit le lecteur. Mais je crois qu’un traducteur doit avoir la même exigence, qu’il traduise pour les enfants ou les adultes, ne pas chercher à adapter, mais trouver le juste niveau, et toujours aussi laisser au jeune lecteur l’occasion de découvrir des mots qu’il ne trouvera peut-être pas ailleurs que dans les livres.
Je remarque également que le secteur italien de la littérature de jeunesse est très bien implanté en France en ce qui concerne l’album, il y a de magnifiques réussites, de magnifiques illustrateurs, tandis que la production reste assez faible en ce qui concerne la traduction des romans italiens destinés aux jeunes lecteurs. Là encore, dommage, car la connaissance d’un pays voisin devrait pouvoir passer par des récits destinés à la jeunesse, si souvent confrontée à des modèles essentiellement anglo-saxons.
Votre approche est-elle différente si vous traduisez des auteurs/trices vivants/tes ou des classiques ? Quelle relation avez-vous avec les auteurs/trices que vous traduisez ? Et avec les éditeurs/trices ?
Lise Chapuis : Non, je ne crois pas. Je considère chaque nouveau livre à traduire comme un projet différent, avec sa spécificité propre, quelle que soit l’époque de sa production.
Bien sûr, si l’auteur est vivant, arrive un moment où, confronté à un doute, l’on se dit que le mieux est de lui demander une explication, une indication, et c’est souvent bien utile, parfois pour de simples détails relatifs à des objets, des lieux, même s’il est désormais possible de trouver réponse sur internet à la majorité des questions. Pour les nuances lexicales ou stylistiques, il arrive que l’auteur ne sache plus la raison de son choix, ou même ne comprenne pas la question que l’on se pose, ce qui est parfois drôle.
Mais là où c’est précieux, c’est lorsque la langue, comme celle de Giosuè Calaciura par exemple, est traversée par le dialecte en filigrane : un mot qui a l’air banalement italien peut alors avoir un sens différent inspiré du dialecte, et c’est une véritable chance que de pouvoir découvrir ce travail de tissage à travers les conversations autour du texte. Et souvent, un lien se crée avec l’auteur parce qu’on travaille tous les deux la même matière, le langage, avec la même passion, quoique dans des langues différentes.
En ce qui concerne les éditeurs, le besoin d’un regard extérieur est essentiel, j’ai eu de très beaux échanges avec des réviseurs et des correcteurs qui n’avaient pas une idée normative de la langue. En effet si l’on veut faire rentrer la langue de l’auteur dans la norme, on annule le travail de création qui est celui des écrivains littéraires et qui est justement souvent fait d’écarts. En tout cas la phase de la révision est un moment indispensable.
Comment percevez-vous les évolutions actuelles du marché du livre en Italie ?
Lise Chapuis : Personnellement, je trouve qu’il y a en Italie une grande créativité, une édition tonique, avec une curiosité en direction de l’étranger, et de nombreuses traductions, même si les traducteurs ont moins de visibilité qu’en France et que l’édition italienne est bien moins subventionnée. La vie littéraire est également très dynamique, riche de nombreux sites et blogs et de manifestations importantes et très suivies.
Quels sont les titres que vous venez de traduire et ceux sur lesquels vous êtes en train de travailler maintenant ?
Lise Chapuis : J’ai commencé à traduire le dernier livre de Giosuè Calaciura sorti aux éditions Sellerio en 2021, qui a pour titre Io sono Gesù, un livre qui a eu un très bon accueil critique en Italie : je suis cet auteur depuis longtemps, ce sera le sixième livre de lui que je traduis, il traite de l’histoire, ou plutôt de la vie, de Jésus avant qu’il ne devienne Jésus. Un sujet qui intrigue. Je suis toujours touchée par la façon subtile qu’a Calaciura de mener le récit, par sa langue qui allie le prosaïque et le poétique en des effets saisissants.
Bientôt sortira aux éditions Buchet-Chastel un autre livre que j’ai beaucoup aimé traduire, L’étrangère (La straniera, La Nave di Teseo, 2019), de Claudia Durastanti : une sorte de roman-autobiographie qui parle de l’expérience personnelle d’une fille, dont les parents sont sourds, qui vit entre l’Italie et les États-Unis. Il s’agit d’un livre à la structure originale, presque sous l’angle sociologique, avec une langue traversée par le bilinguisme et les problèmes de langage familiaux. Très intéressant à lire, et bien sûr à traduire. Est sorti récemment aux éditions Viviane Hamy, à l’occasion du tournoi de Roland-Garros, La Divine, de Gianni Clerici, une biographie de Suzanne Lenglen, une femme incroyable, une star du tennis des années 1920, une star tout court.
Je n’avais jamais traduit de texte de ce type, moins littéraire qu’historique, et j’ai trouvé passionnant de me plonger dans la reconstitution de toute une époque. Et ma toute dernière traduction vient de sortir chez Denoël : Écrire, mode d’emploi à l’usage des auteurs en herbe et autres amoureux de la littérature de Vanni Santoni, un petit texte vif, un peu polémique, sur l’enseignement de l’écriture créative. Enfin je suis en train de traduire, en collaboration, pour les éditions Agullo un roman de Laura Mancini, Rien pour elle, qui donne à voir, à travers les étapes d’une vie, des quartiers de Rome peu fréquentés par la littérature, et encore moins par les touristes.
Crédits photo : Nan Palmero, CC BY 2.0 ; Lise Chapuis © Philippe Taris
Paru le 07/01/2021
155 pages
Editions Gallimard
7,20 €
Paru le 06/05/2021
386 pages
Editions Viviane Hamy
24,00 €
9 Commentaires
Francesco Montessoro
16/08/2021 à 09:47
Interview charmante. Je voudrais poser une question. Que pensez-vous de Jhumpa Lahiri, écrivaine de langue anglaise et d’origine bengalie qui écrit en italien. La réponse m’intéresse aussi parce que moi, non francophone, j’écris des récits en français
Chantal Godil
18/08/2021 à 14:49
Je ne suis sans doute pas qualifiée pour répondre à votre question mais cette question m'interpelle: je connais Jhumpa Lahiri, j'ai lu The Namesake (premier roman), et un recueil de nouvelles, Unaccustomed Earth, deux oeuvres d'une grande finesse, je les ai lues en anglais mais je ne savais pas du tout qu'elle écrivait en italien et en suis très surprise. Souvenez-vous de ces deux exemples très connus d'auteurs qui ont choisi d'écrire dans une autre langue que leur langue d'origine: Joseph Conrad, d'origine polonaise et Samuel Beckett, ce dernier disant que dans certains cas le français parvenait mieux à rendre ce qu'il voulait exprimer.
Pour ma part, si je devais écrire dans une autre langue, ce serait en anglais, car il me semble que l'anglais est à certains égards plus expressif que le français. Mais bien sûr chaque langue est unique et riche. La question de "traduire" m'a toujours beaucoup intéressée et cet article montre une fois de plus à quel point la traduction est une tâche difficile mais passionnante.
Pourquoi avez-vous choisi le français comme langue d'écriture?
FRANCESCO MONTESSORO
19/08/2021 à 20:00
J’ai découvert Jhumpa Lahiri, « a British-born, American-bred writer of Indian descent », en lisant un de ses articles parus dans le New Yorker. Il était écrit en anglais, bien sûr, mais « traduit de l’italien ». Et ça était étrange. Ensuite j’ai lu In altre parole/In other words, un livre sur l’écriture dans une langue qui n’est pas la langue maternelle de l’écrivain/e, et Dove mi trovo. Deux livres écrits directement en italien. Vous rappelez à juste titre Conrad e Beckett, j’ajouterais même, pour l’écriture non littéraire en français, Cioran et Mircea Eliade. Et Nabokov, pour la littérature anglaise, Kundera et un chinois, aussi, Gao Xingjian pour le français. Il faut réfléchir. D’ordinaire, un écrivain choisit sa langue maternelle pour s’exprimer dans le domaine littéraire; pour changer de langue, il doit changer de pays. Conrad avait embarqué adolescent dans la marine anglaise, Nabokov était un réfugié, comme Gao Xingjian et, en quelque sorte, Cioran et Eliade. Français et anglais étaient des langues que « mettaient en sécurité ». Et, de même, on peut situer dans ce phénomène les écrivains des pays africains, caraïbe ou asiatiques francophones et anglophones attirés par les métropoles riches et développées.
Jhumpa Lahiri n’a rien à voir avec tout ça. Elle a commencé à étudier l’italien - une langue qui, en Amérique, n’ouvre pas la voie à une carrière ou à l’intégration - pendant ses années d’université, à vent cinq ans, mais c’est seulement après son déménagement en Italie, à peu près il y a dix ans, que elle a fait de réels progrès dans la maîtrise de la langue. Elle avait plus de quarante ans, un famille, des cours d’écriture créative à Boston, sa propre activité littéraire. Et pourtant elle a choisi de s’exprimer créativement dans une langue étrange à ses racines culturelles et familiales: elle pourrait même choisir l’hongrois ou l’islandais … « There was no need to learn Italian », elle écrivait (In Other words, Bloomsbury, London 2017, p. 153), mais, et pourtant, elle pursuit en disant que « reading in a foreign language si the most intimate way of reading » (In Other words, p. 163). Hier j’ai relu In Other words, mais pour vous répondre cette brève note ne suffit pas: je vous suggère de lire ce livre directement. Pour la question de la traduction (et de mon choix d’écrire en français), nous pourrons en parler plus tard.
Chantal Godil
04/09/2021 à 11:59
Bien sûr, vous avez raison, Nabokov fait aussi partie de ceux qui ont choisi une autre langue d'écriture, ces langues, français et anglais, mettaient sans doute "en sécurité" comme vous le dites, mais c'était peut-être aussi pour des réfugiés un moyen de tirer un trait sur une "vie d'avant" qu'ils avaient fuie et s'ouvrir à une "nouvelle vie", avec une "nouvelle langue" et de "nouveaux codes" de pensée. Conrad aussi, très tôt orphelin, a sans doute voulu passer vers un ailleurs qui lui permettrait de "renaître", et ce dans une autre langue qui était celle des marins des bateaux sur lesquels il a embarqué. On peut penser que sa langue d'écriture aurait été autre s'il avait embarqué sur une autre flotte que la flotte britannique. Il en va de même pour les autres. Et puis, il y a ceux qui font "de la résistance" pour faire vivre leur langue d'origine, comme Isaac Bashevis Singer qui écrivait en Yiddish bien que réfugié en Amérique.
Je lirai In Other Words, et vous remercie pour cette suggestion qui m'intéresse beaucoup; quant à Dove mi trovo il ne paraîtra en anglais qu'en mars 2022 et mon italien est beaucoup trop lointain pour le lire dans sa version originale. Le thème évoqué pour ce dernier n'est pas sans rappeler son premier roman, The Namesake, me semble-t-il.
Je reviendrai donc vers vous plus tard, quand je l'aurai lu.
FRANCESCO MONTESSORO
06/09/2021 à 09:29
J’aime ce que Chantal Godil écrive; belle sa référence à Isaak B. Singer, qui écrivait en yiddish mais qui aurait pu choisir aussi l’hébreu, ou le polonais, ou l’allemand, ou l’anglais. De ma part, je voudrais faire quelques autres remarques.
Tommaso Landolfi, dans Dialogo dei massimi sistemi, un récit de 1937, écrivait quelque chose qui peut nous intéresser.
« Tu dois donc savoir, commença alors Y, qu’il y a des années je me suis consacré à une patiente et minutieuse distillation des éléments constitutifs de l’œuvre d’art. Je suis arrivé par cette voie à la conclusion précise et incontestable que le fait d’avoir à sa disposition des moyens d’expression riches et divers est, pour un artiste, une condition pas du tout favorable. Par exemple, pour moi, il est de loin préférable d’écrire dans une langue imparfaitement connue, au lieu d’une qui nous soit parfaitement familière … évidemment, qui ne connaît pas les mots propres à indiquer des objets ou des sentiments, il est contraint de les remplacer par des périphrases, tu peux dire aussi des images; avec quel avantage de l’art je te le laisse entendre ».
C’est un paradoxe. Mais en réalité, il s’agit aussi de quelque chose tout à fait bien enracinée dans la littérature : en Europe on a écrit par des siècles en latin tandis que on parlait en vulgaire. L’italien a été une langue seulement littéraire jusqu’au bout du XIX siècle : tout le monde parlait son propre dialecte et, pour ce qui concerne l’élite, certains utilisaient une langue « internationale ». Pour beaucoup de personnes il s’agissait du français, langue dans laquelle le ministre Cavour, un piémontais, écrivait son courrier, son journal, et parlait des affaires de l’état. Pour lui le dialecte était réservé aux amis et aux servants. L’italien, qu’il connaissait à peine, était réservé aux autres italiens (cultivés mais non francophones). La littérature, à partir de Dante et Boccace, a été écrite en italien, une langue modelée sur le toscan et en partie sur les parlées du nord de l’Italie. Mais en fait, il s’agissait d’une langue réservé aux gens de lettres.
Quand même, dans les derniers siècles en Europe on a écrit surtout dans des langues « nationales », et parlées. C’est vrai, écrire dans sa propre langue maternelle, ou la langue des propres études, c’est naturel. Mais quelque écrivain n’a pas choisi toujours la langue qu’il parlait.
Jhumpa Lahiri écrit (In Other Words, p. 55) « I write in a terrible, embarrassing Italian, full of mistakes. Without correcting, without a dictionary, by instinct alone. I grope my way, like a child, like a semiliterate. I am ashamed of writing like this. I don’t understand this mysterious impulse, which emerges out of nowhere. I can’t stop. » Et ensuite: « How is it possible that when I write in Italian I feel both freer and confined, constricted? Maybe because in Italian I have the freedom to be imperfect » (In Other Words, p. 83). Pour conclure: « Without a sense of marvel at things, without wonder, one can’t create anything » (p. 93).
Revenons à Tommaso Landolfi. Dans ses Racconti impossibili (Récits impossibles, un titre bien choisi) il écrivait :
« La mia moglie era agli scappini, il garzone scaprugginava, la fante preparava la bozzima... Sono un murcido, veh, son perfino un po' gordo, ma una tal calma, mal rotta da quello zombare o dai radi cuiussi del giardiniere col terzomo, mi faceva quel giorno l'effetto di un malagma o di un dropace! Meglio uscire, pensai invertudiandomi, farò magari due passi fino alla fodina »
C’est le début du premier récit, La promenade. J’ai gardé le texte italien parce que je ne sais pas faire une traduction française. Et, d’ailleurs, je ne sais même pas fournir une explication acceptable du texte en italien. J’ai reconnu huit substantifs : femme, garçon, valet, calme, jardinier, jour, effet, pas. Puis quelques verbes et adverbes.
Pour moi, qui croyais connaître un peu la langue italienne, il s’agit d’une débâcle. Je n’ai pas compris le sens des phrases. Un bulot de merde, pour les traducteurs/traductrices. Sauf erreur de ma part, ces contes « impossibles » n’ont jamais été traduits en français. Et non par hasard …
Il s’agit, bien sûr, d’un jeu linguistique de part d’un écrivain qui aimait employer un style baroque. Et pourtant, la littérature est bien « jeu », recherche d’un « style » personnel. Et le travail de trouver les mots et la forme juste c’est à peu près le même ainsi dans sa langue maternelle comme dans une langue d’adoption. Comme l’a démontré Jhumpa Lahiri.
Chantal Godil
22/09/2021 à 10:11
J’ai lu In Other Words et je vous remercie de m’avoir fait connaître cette œuvre singulière. Ce désir irrépressible de Jhumpa Lahiri d’écrire en italien, si imparfaitement que ce soit, est effectivement intéressant. Elle utilise souvent le mot ‘impulse’ , autrement dit une sorte d’élan inexplicable, incontrôlable de parler cette langue qui lui est à la fois familière et étrangère; elle parle d’un coup de foudre, Love at First Sight, titre donné au 3ème chapitre, et c’est sans doute bien de cela qu’il s’agit : elle explique ‘It’s as if Italian were already inside me and, at the same time, completely external. It doesn’t seem like a foreign language, although I know it is. It seems strangely familiar. I recognize something, in spite of the fact that I understand nothing.’ Quelques lignes plus bas, ‘ I realize that there is a space inside me to welcome it.’ (page 15 de mon édition). C’est une passion, un besoin vital, une histoire d’amour! Jusqu’à son mari, Alberto, dont elle dit ‘Because of his looks, because of his name, everyone thinks he’s Italian.’ (page 141) Est-ce son ‘Italian-looking physical appearance’ qui l’a d’abord séduite ? On peut s’interroger. Il y a bien une histoire d’amour entre elle et l’italien puisqu’elle dit, ‘I’m not returning to Rome to rejoin my language. I’m returning to continue my courtship of another.’ (page 133)
Page 165, on peut lire : ‘I think that my writing in Italian is a flight. Dissecting my linguistic metamorphosis, I realize that I’m trying to get away from something, to free myself. I’ve been writing in Italian for almost two years, and I feel that I’ve been transformed, almost reborn.’ Ceci confirme, me semble-t-il, ce que j’avais évoqué la deuxième fois : la fuite ; plus loin elle dit : ‘Writing in another language represents an act of demolition, a new beginning.’ (page 207) Lahiri ne se sent ni vraiment indienne, et pas davantage américaine ; elle se déconstruit pour mieux se reconstruire, un processus qui n’est pas simple et qui lui donne parfois l’impression de ‘trahir’ les siens, tout comme elle a le sentiment de trahir l’Italie quand elle retourne aux Etats-Unis ; il y a une déchirure, une contradiction, ‘Oddly, I feel more protected when I write in Italian, even though I’m also more exposed’ (page 173). Comme certains personnages de ses romans qui cherchent leur identité, je pense à The Namesake, elle ne se sent elle-même qu’en Italie et ne supporte pas d’être étiquetée ‘étrangère ’ elle est presque humiliée quand on lui parle anglais en Italie. Si elle décide d’écrire en italien, c’est peut-être que les lieux lui parlent, eux aussi avaient été enfouis en elle, que ce soit Firenze, Venezia ou Roma, puisqu’elle dit qu’une langue c’est aussi un espace géopgraphique (page 19) et que les mots rappellent tout , ‘Because words bring back everything : the place, the people, the life, the streets, the light, the sky, the flowers, the sounds.’ Elle respire en Italie, elle y trouve son inspiration, elle s’y reconnait ; l’anglais n’a peut-être été qu’une étape transitoire.
En écrivant en Yiddish, c’est ce que fait Isaac Bashevis Singer : il recrée un espace géographique, fait revivre des lieux et des personnes, même si ces personnes ont émigrés, Brooklyn devient une sorte de Shtetel, une ‘Yiddish land’ en exil, à l’intérieur du melting pot.
Et bien sûr, elle ne manque pas de citer les auteurs dont nous avons parlé, Beckett, Conrad, Nabokov (page 191), qui sont eux aussi passé d’une langue à une autre, mais sans doute pas pour les mêmes raisons qu’elle, elle le dit d’ailleurs, ‘What I’m doing […] is different, out of the ordinary, and so I feel an even more intense solitude, almost an other dimension of solitude. I wonder if there are others like me.’ (page 191).
Un dernier point: elle n’a pas souhaité traduire elle-même en anglais ‘In Other Words’, ce qu’elle explique au début du livre ; par contre, la traduction anglaise de Dove mi trovo, sera la sienne. Pourquoi ? Elle l’expliquera sans doute dans l’introduction.
FRANCESCO MONTESSORO
26/09/2021 à 17:39
Après la lecture de In Other Words, Chantal Godil souligne l’un des aspects les plus intéressants de l’œuvre de Jhumpa Lahiri, ce « désir irrépressible d’écrire en italien », de parler « cette langue qui lui est à la fois familière et étrangère ».
Et à côté de ce vrai « besoin vital » elle remarque que « une langue c’est aussi un espace géographique », c’est à dire quelque chose qui renvoie au terroir, aux gens, à la culture au sens large d’un « lieu ». Chantal Godil pense surtout à Isaac Bashevis Singer qu’il « fait revivre des lieux et des personnes ».
Mais il ne faut pas oublier que pour Singer l’espace et la langue sont des valeurs à conserver face à le déracinement : il s’agit ici de la mémoire. Pour Jhumpa Lahiri, au contraire, l’espace et la langue qu’elle a cherché - au moins à un certain stade de sa vie - font partie d’un monde nouveau, inconnu et convoité, où l’enjeu est le combat. Lutte entre les idées et les mots justes pour les exprimer ; idées qui germent encore dans une langue maternelle, l’anglais ou le bengali, mais qui doivent être exprimées dans les mots d’une autre langue, l’italien, aimée peut-être mais pas encore entièrement perçue comme « propre ».
Jhumpa Lahiri a commencé à écrire en italien quand elle ne maîtrisait pas encore parfaitement cette langue. Mais dans quelle langue pensait-elle? Une question que je pose sur le fil d’un souvenir.
Dans sa interview Lise Chapuis, en parlant d’un bouquin de Antonio Tabucchi, a dit : « j’ai pensé que j’aurais aimé écrire précisément quelque chose comme ça ». Pour moi, le mot-clé de cette phrase est « précisément ». Un adverbe qui trouve son explication dans l’affirmation suivante : « j’ai le goût des mots, français et étrangers, ce qui me plaisait et me plaît toujours, c’est de fouiller, plier, travailler le français pour qu’il arrive à s’approcher de l’autre langue ». Le goût des mots, le plaisir de « fouiller, plier, travailler » une langue. C’est le plaisir de Jhumpa Lahiri et d’une multitude d’écrivains, surtout les écrivains qui aiment le « style », le beau écrire. C’est le plaisir d’un bon traducteur, perdu et retrouvé parmi les vocables, les formes idiomatiques, les sons musicaux des mots. Peut-être, parce que le traducteur est en réalité un écrivain déguisé.
Chantal Godil
28/09/2021 à 19:06
Et bien nous sommes tout à fait d'accord: un traducteur est à n'en pas douter un écrivain déguisé, comme vous dites, car il faut en effet aimer les mots, jouer avec eux, avec leur rythme et leur sonorité, faire des choix parfois difficiles. C'est un vrai travail d'écriture qui peut, pour certaines oeuvres et certains traducteurs, le travail d'une large partie de vie surtout lorsque le traducteur s'attaque à des 'hommes océans' comme dit Victor Hugo en nommant Shakespeare, mais il y en a d'autres dont Hugo fait lui aussi partie, ou Dante bien sûr, pour ne citer que ceux-là parmi d'autres.
J'ai beaucoup apprécié nos échanges et vous en remercie.
Francesco Montessoro
30/09/2021 à 11:34
J’ai découvert récemment que même Antonio Tabucchi a écrit directement en portugais un de ses romans, Requiem. Bien sûr, il était professeur et traducteur ainsi qu’écrivain. Il connaissait très bien la langue de Pessoa, et pourtant c’est quelque chose qui suscite l’admiration.
Mais il est temps de mettre fin à notre conversation. Moi aussi
j’ai aimé nos échanges et vous en remercie. Comme je remercie ActuaLitté, que je ne connaissais pas et que j’ai appris à apprécier.