UkraineUnderAttack — Depuis le 24 février, l’invasion de l’Ukraine par la Russie provoque de larges vagues de soutien. Malgré les premiers pourparlers, le conflit ne semble pas s’apaiser, mais il est possible de venir en aide au peuple ukrainien et de s’assurer que leur voix reste entendue. Tetyana Teren, journaliste et directrice du PEN Ukraine, organisation de défense des auteurs et de leur liberté d'expression, évoque la situation et les engagements possibles, pour ActuaLitté.
ActuaLitté : Selon vous, quels sentiments émergent à l'aube de ce nouveau conflit ?
Tetyana Teren : Il est complexe de décrire nos sentiments aujourd'hui, au sixième jour depuis le début d'une nouvelle étape de la guerre de la Russie contre notre pays. Les émotions et les nouvelles changent si rapidement qu'il est difficile de se souvenir de ce qui s'est passé hier.
Nos sentiments aujourd’hui mêlent une grande colère, parce que l'État voisin a attaqué notre pays dans le but de nous retirer notre indépendance et notre droit de façonner notre avenir par nous-mêmes ; du ressentiment, à cause des bombes qui détruisent nos villes, tuent nos enfants, frappent les jardins d'enfants et les bus transportant des civils ; de la peur et de l'angoisse, pour nos proches qui passent leurs nuits dans des abris anti-bombes, et pour nos hommes, collègues et amis, qui défendent notre pays les armes à la main.
Malgré tout, je ne peux pas décrire l'amour, la passion et l'immense sentiment d'unité et de solidarité que nous ressentons tous aujourd'hui face à notre armée et à notre peuple, si courageux.
Et nous appelons le monde entier à cesser d'utiliser dans l'espace médiatique le mot « conflit » en parlant de cette guerre sauvage et vile que la Russie a menée contre notre pays en 2014 en occupant la Crimée et une partie de nos territoires à l'est de l'Ukraine. Il n'y a pas de conflit ici, car nous ne sommes pas venus sur des terres étrangères — nous protégeons les nôtres.
Quels messages envoyer en urgence ? En Europe, en Russie, en Ukraine ?
Tetyana Teren : Notre message primordial à l'Europe et au monde en général est le suivant : il est temps de réaliser que la guerre en Ukraine concerne non seulement notre avenir, mais l'avenir de toute l'Europe. Si nous n'arrêtons pas le régime de Poutine, il ira plus loin. Ainsi, les menaces du président russe quant à l'utilisation d'armes nucléaires contre les pays de l'OTAN sont claires et évidentes.
Par conséquent, nous appelons tous les pays du monde civilisé à faire pression sur les gouvernements en leur demandant de fermer le ciel au-dessus de l'Ukraine, de couper la Russie du système SWIFT, d'approuver l'adhésion de l'Ukraine à l'UE et à l'OTAN et de soutenir notre armée — elle se bat pour toute l'Europe. [Ndlr : certaines de ces mesures sont déjà en application]
En parlant de la Russie et des intellectuels russes qui ont encore du bon sens et ne sont pas complètement devenus les victimes de la propagande russe, tous aujourd'hui doivent surmonter la peur et descendre dans la rue, dans leurs villes. Pour leur bien et leur avenir, que Poutine menace par ses actions. Inutile de chercher des explications ou des excuses, car nos blessures ne cicatriseront pas avant longtemps : montrez l'exemple et expliquez à votre peuple quel crime votre pays a commis contre l'humanité.
Crédit : Bartosz Brzezinski (CC BY 2.0)
Comment continuer à protéger la liberté d'expression dans ces conditions ?
Tetyana Teren : La guerre que la Russie mène contre l'Ukraine depuis huit ans se joue aussi sur le terrain de l'information. Pendant toutes ces années, la Russie a dépensé de grosses sommes d'argent pour répandre de fausses informations, manipuler l'information et véhiculer des mensonges éhontés sur la situation dans notre pays, en Russie, en Ukraine et dans le monde entier via ses relais médiatiques. [Ndlr : en 2017, la Cour suprême ukrainienne imposait des restrictions sur l'import de livres depuis la Russie, pour freiner la publication de textes de propagande]
Pendant tout ce temps, la Russie a tenté de gagner de l'influence sur notre espace médiatique, en finançant et en créant des organes d'information pro-Kremlin, ainsi qu'en engageant des armées de bots [robot automatique ou semi-automatique, NdR] pour diffuser des infox sur les réseaux sociaux. Il continue de le faire aujourd'hui quand, par la bouche de son président, il raconte des bêtises sur notre histoire, sur les Ukrainiens russophones qu'il faut protéger, sur notre langue et notre culture.
Par conséquent, pour protéger l'Ukraine au milieu de ces informations et de la guerre réelle, la vérité doit être dite sur toutes les plateformes possibles. Parlez de notre histoire ancienne, qui a commencé bien avant l'émergence de la Russie, de notre culture, que l'empire russe, puis soviétique, ont censurée et mise à l'index. Donnez la parole à nos artistes, nos peintres, nos intellectuels. Ce n'est qu'ainsi que nous pourrons arrêter cette machine à diffuser des contrefaçons et des manipulations que la Russie a déjà utilisée dans de nombreux pays du monde.
Quels sont les risques pour les acteurs du livre qui sont déjà en danger en Ukraine ? Et en Russie ?
Tetyana Teren : Six jours après le début de l'invasion russe de l'Ukraine, des dizaines d'auteurs ukrainiens ont été contraints de quitter leur domicile pour protéger leur famille. Néanmoins, la moitié de nos collègues de Kiev restent dans la ville. Ils ne peuvent pas accéder aux pharmacies et aux épiceries, et plusieurs fois par jour, ils doivent descendre dans un abri anti-bombes au son des sirènes et des explosions. Ainsi, le principal risque auquel nous sommes tous confrontés aujourd'hui est une menace pour notre vie et celle de nos proches.
Nous sommes surpris de voir combien de nos collègues dans d'autres pays ont offert leur aide pour loger nos auteurs et leurs familles. Nous sommes agréablement surpris de constater qu'aujourd'hui, le PEN biélorusse, qui a dû quitter son pays en raison du régime de Loukachenko, a commencé à collecter des fonds en Pologne pour soutenir ses collègues ukrainiens. Ces signes de solidarité sont inestimables.
Crédit : Bartosz Brzezinski (CC BY 2.0)
Comment les protéger ? Quels choix s'offrent à eux ? À qui peuvent-ils s'adresser ?
Tetyana Teren : Ces derniers jours, les Ukrainiens ont fait preuve d'une immense solidarité. Nos auteurs de l'ouest de l'Ukraine proposent d'héberger chez eux les auteurs et leurs familles de l'est de l'Ukraine. Nous avons également reçu des propositions de centres PEN d'autres pays, d'institutions européennes et de centres de résidence, désireux d'aider avec des solutions d'hébergement à l'étranger.
À ce jour, la relocalisation est gérée par des responsables culturels et des bénévoles, mais il est évident que si l'agression russe continue, nous devrons trouver et mobiliser des ressources pour le soutien et l'installation de nos collègues et de leurs familles. Mais, encore une fois, nous demandons aujourd'hui à tous vos lecteurs de soutenir notre pays et notre armée, afin que pour nos auteurs et tous les Ukrainiens, cette guerre se termine le plus tôt possible.
Que peuvent faire les lecteurs étrangers pour soutenir les auteurs et éditeurs ukrainiens ?
Tetyana Teren : Dans cette guerre, dans laquelle le régime russe compte beaucoup sur la désinformation, toutes formes de campagnes d'information sont importantes. Des institutions et organisations culturelles du monde entier mettent en place des manifestations, des flash mobs, des lectures littéraires, des conférences. Les principaux médias mondiaux consacrent leurs premières pages à l'Ukraine. Chacune de ces voix compte et est un signe de solidarité très important.
Et en parlant précisément de nos auteurs et éditeurs, nous avons également à disposition des outils simples et informatifs. Lire et raconter nos livres, mettre en avant nos écrivains. Pour les publier et les traduire. Amplifier leur existence dans les salons du livre et les expositions. Et en même temps, de ne pas soutenir les écrivains et éditeurs russes qui approuvent la guerre de la Russie contre notre pays.
Avec d'autres institutions culturelles ukrainiennes, nous exhortons à boycotter et à bloquer la participation de la Russie aux projets culturels internationaux, y compris les salons du livre et les festivals jusqu'à ce que la guerre en Ukraine se termine. Nous sommes reconnaissants à la Foire du livre de Francfort et à ses organisateurs d'avoir soutenu l'Ukraine en ces jours sombres et d'avoir mis fin à la collaboration avec les organisateurs du stand national russe.
DOSSIER - La guerre de Vladimir Poutine contre l'Ukraine ou la Russie impériale
Commenter cet article