ENTRETIEN – À l’occasion du festival international de la Bande dessinée LyonBD, nous avons pu rencontrer l’auteur italien Zerocalcare. L’un des plus populaires dans le Bel Paese, et devenu incontournable dans le paysage éditorial. L’homme de la colère et du malaise existentiel, au point d’en concevoir une série demandée par Netflix, évoque avec nous politique et langages artistiques.
Le 16/06/2022 à 16:01 par Federica Malinverno
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16/06/2022 à 16:01
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En France, Zerocalcare est publié chez Cambourakis, dans des traductions qu’assure Brune Seban. D’ailleurs, il sortira un nouveau titre le 2 novembre prochain, Le Père Noël est mort. Ambiance ? Pas que. Mais au moins le ton est donné.
ActuaLitté : Quelle est votre relation avec la France et votre éditeur, plus spécifiquement en ce qui concerne les traductions ?
Zerocalcare : De toutes les traductions, celle en français est la seule sur laquelle je peux au moins porter un jugement. Pour les autres, je ne maîtrise pas assez la langue. Brune Seban est une très bonne traductrice : elle a résidé à Rome de nombreuses années, et a vécu exactement dans le même environnement que moi. Elle connaît aussi personnellement certains des personnages mentionnés dans les livres. Cela implique qu'elle saisissait exactement toutes les nuances, les registres, et qu’elle a fait un très bon travail. Les choses typiquement romaines ont peut-être été laissées avec un glossaire à la fin. Elle aimait l’idée de laisser certains termes, qui ne sont pas traduisibles, mais qui conservent un peu d’identité de la langue.
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En revanche, pour tous les registres, les mots tronqués, elle n’a pas utilisé de dialecte, mais a alterné différents registres de langue, le français soutenu et le français des banlieues. En général, j’aime beaucoup son travail. Formellement, je ne les supervise pas, on me demande mon accord avant d’envoyer la traduction à l’impression, je le donne sans même avoir ouvert le document souvent – en partie par manque de temps, en partie parce que je leur fais aveuglément confiance.
Pourquoi les fumetti gagnent-ils un public important aussi en Italie ?
Zerocalcare : Durant de nombreuses années, la bande dessinée a été considérée comme un genre et associée au divertissement pour enfants avant tout. Il suffit de penser à des cas comme Mickey Mouse ou Dylan Dog. Il y avait de la variété, mais le sentiment général était un peu comme ça. Il me semble qu’au cours des quinze dernières années, on a commencé à comprendre que la BD est un langage et qu’en tant que tel, on peut tout faire avec, on peut faire des essais, des livres de cuisine… Et cela a ouvert un champ de possibilités d’un point de vue expressif. Cela, même pour les auteurs qui ne doivent pas nécessairement être catalogués dans les deux chaînes de production qu’étaient Bonelli et Walt Disney.
Il me semble que j’ai eu de la chance, parce que je suis arrivé il y a dix ans, lorsque cela s’ouvrait un peu. Désormais, c’est aussi devenu un grand espace de marché dans le sens où la bande dessinée fait partie des très rares secteurs rentables de l’édition ces dernières années : toutes les grandes maisons d’édition ouvrent une collection de BD, ou rachètent un éditeur de BD pour en faire leur propre sous-label, ce qui démultiplie un peu les possibilités pour tout le monde.
Que permet d'exprimer la BD par rapport à d'autres supports ? Et, a contrario, au contraire, que vous choisissez de ne pas raconter en bande dessinée ?
Zerocalcare : En général, la bande dessinée elle-même est l’un des médias les plus complexes qui existent et peut raconter à mon avis vraiment tout. Cette complexité a une limite dans le sens où je pense qu’elle est souvent considérée comme un langage pour les enfants, mais en fait je pense que c’est ainsi. Elles ont été d’abord mises entre les mains des enfants, et donc ils se sont rapidement familiarisés avec ce type de média. Mais, si vous en offrez une à un quinquagénaire qui n’en a jamais lu, il aura probablement plus de mal à la lire qu’un livre normal.
Le medium exige une synthèse entre les images et le texte, et la participation du lecteur, pour remplir avec son imagination l’espace entre une case et la suivante. Cela fait que vous avez un lecteur qui est plus disposé à participer. Et puis il y a toujours le fait que la reproduction graphique est moins précise qu’une photo ou un film. D’ailleurs, puiser dans des images fictives, qui évoquent des émotions, est aussi, à mon avis, plus fidèle à l’expérience intérieure.
Personnellement, j’ai décidé de ne pas raconter beaucoup de choses, il y a toute une partie de ma sphère privée, notamment les relations, que je ne raconte pas en BD parce que je n’ai tout simplement pas envie de donner des choses très privées au public. Il y en a certaines que je me sens confortable de donner, d’autres dont je suis jaloux… Tout le monde comprend où placer le curseur pour ces choses.
L’art et la littérature au sens large doivent-ils être politiques, selon vous ? Vous considérez-vous comme un artiste engagé ?
Zerocalcare : Je ne sais pas précisément quelles sont les connotations du mot « engagé ». En général, il n’y a pas d’obligation en quoi que ce soit. Je crois que la politique est vraiment faite par des collectivités, pas par des individus, donc j’ai toujours du mal à considérer que les gens agissent de manière solitaire même quand ils s’expriment en politique. Il me semble que nous sommes toujours très proches de la mythomanie et de l’autopromotion à travers la défense des causes. Les personnes qui ont des moyens de communication plus efficaces ou qui ont plus d’occasions de s’exprimer, si elles ont une cause à cœur et une vision politique, peuvent avant tout se rendre disponibles.
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Je crois plus généralement que les révolutions politiques sont toujours plus intéressantes quand elles résultent d’un raisonnement collectif, d’une confrontation avec d’autres personnes qui s’occupent de ces questions au quotidien. Si je peux devenir le terminal ou le mégaphone de cette communauté, peut-être parce que j’ai plus de facilité à parler à un public plus large, alors qu’ils ont des canaux plus compliqués, je suis heureux de le faire. Il y a toujours une relation qui n’est peut-être pas toujours visible avec les vrais problèmes qui se posent en dehors de la bande dessinée.
La littérature et l’art sont-ils encore un moyen de créer des communautés ?
Zerocalcare : Je ne sais pas. Il y a des gens que j’aime bien parce qu’ils ont cette capacité, mais ils sont peu nombreux. En Italie, mais sans doute cela est vrai un peu partout, ceux qui s’expriment sur certaines questions souvent le font exactement dans la dynamique que je décrivais : ils abordent dans un livre un thème du moment, peut-être sur un sujet intéressant sur lequel il y a des forces qui s’agitent dans la société — je pense aux questions de genre ou aux ruptures sociales. Mais ensuite on découvre que ces personnes n’ont jamais eu d’interface avec ceux d’en bas qui font de la politique sur ces questions.
La limite étant que si vous prenez la parole et faites des livres sans avoir parlé avec ceux qui s’occupent de ces choses, vous tenez souvent des propos qui sont peut-être dépassés de vingt ans. L'idée aurait pu être excellente, mais ceux qui militent sur ces causes-là disent qu’ils l'ont exploitée voilà vingt ans, qu’ils ont essayé de la mettre en pratique sans succès. Alors, ils en ont essayé une autre qui n’a pas non plus marché, ils ont donc procédé à des changements et ainsi de suite. J’ai l’impression que la société est beaucoup plus en avance que les intellectuels. Et donc, à mon avis, il manque quelqu’un qui ait des idées qui soient réellement originales et qui soient aussi le résultat de ce dialogue.
Il y a des gens qui m'inspirent, comme Ascanio Celestini au fil des ans, quand il s’est occupé de certains pans qui concernaient aussi ma ville, Rome. Il a pu me donner des points de vue sur la réalité que je n’aurais pas imaginés, donc je considère vraiment que c’est ce que le travail intellectuel devrait produire. Et moi, je ne suis pas vraiment capable de le faire, mais je cherche toujours quelqu’un qui peut.
Qu’est-ce qui est propre à l'Italie dans vos histoires ?
Zerocalcare : Le contexte, je pense, est très spécifique à l’Italie, aussi parce que j’utilise beaucoup la culture populaire des dessins animés, dont je me suis rendu compte qu’ils ne sont pas exactement les mêmes dans tous les pays et n’ont pas eu le même impact sur les enfants du même âge. Les choses un peu plus intimes, en revanche, sont à mon avis sans vraie connotation spécifique.
Aussi, il y a beaucoup de notes, de type linguistique, que la traductrice a décidé de laisser (par exemple « mortacci tua » ou « sticazzi ». Mais il y a aussi beaucoup de notes concernant le contexte. Par exemple, je me souviens que dans Kobane calling [Cambourakis, 2019] il y a toute une explication de ce que sont les centres sociaux – probablement une spécificité italienne, différente des squats français. Il y a donc beaucoup de notes.
Quelle est cette « légèreté » dont vous parlez à la fin de La prophétie du tatou (Cambourakis, 2020) ?
Zerocalcare : Je ne sais pas, dans le sens où je ne l’ai probablement jamais eu, je pense qu’il y a des gens qui portent en eux cette légèreté jusqu’à quatre-vingt-dix ans, qui ont beaucoup de chance et traversent la vie avec cette grande facilité. Si vous me demandez, je pense que c’est quelque chose de perdu, mais j’ai une humeur crépusculaire : à ce stade, je dirai qu’elle est définitivement perdue et j'ignore comment le récupérer. En revanche quelqu’un vous dira qu’on peut la récupérer avec des psychotropes : je n’ai pas la solution.
J’ai l’impression que ceux qui sont aussi « impicciati » et ceux qui sont légers restent dans cette condition parfois jusqu’à quatre-vingt-dix ans, ensuite ils la déclinent différemment s’ils vont à la maternelle, s’ils sont au travail ou au RSA, mais ils ont une manière de se rapporter au contexte qui est filtrée par cet état. Et puis il y a ceux qui s’en sortent un jour ou l’autre et je suis très heureux pour eux.
Comment avez-vous décidé de travailler sur une série télévisée ?
Zerocalcare : J’aime l’idée que mon travail soit le moins ambigu possible. Je suis très didactique dans les choses que j’écris souvent et j’aime — et c’est une chose horrible à dire, je le dis sans aucune complaisance, comme un défaut, ce qui est probablement le cas. J'aime que l’expérience de la lecture de mon travail soit aussi fidèle que possible à ce que je veux transmettre, laissant peut-être même peu de place à l’interprétation subjective du lecteur.
La musique a beaucoup de poids du point de vue de l’interprétation émotionnelle des choses : dans les livres, j’ai toujours essayé de suggérer des chansons. Je le fais en mettant les paroles des chansons avec les notes de musique sur le bord des dessins et ainsi de suite, mais je sais très bien que presque personne ne se représente cette chanson dans sa tête ou ne va l’écouter s’il ne la connaît pas. Donc c’était un peu frustrant.
Quand j’ai réalisé qu’il existait un moyen de forcer les gens à écouter la musique que je voulais qu’ils écoutent pendant qu’ils regardaient une certaine séquence, je me suis dit que c’était quelque chose à expérimenter. En effet, dans la partie animation, ce qui m’obsède, c’est la musique, et j’insiste qu’il faut économiser sur le reste, il faut plutôt me donner moins d’argent et le mettre sur le budget musique. Au final, je suis très content de la musique de Strappare lungo i bordi. C’était la chose qui m’a le plus passionné.
Pourquoi avez-vous choisi de faire parler aussi vite votre personnage dans la réalisation de Strappare lungo i bordi ?
Je viens du punk, donc tout ce qui est lent m’ennuie. Considérez que cette série est vraiment lente pour moi, Netflix m’a fait ralentir le discours d’environ la moitié, c’était beaucoup plus rapide au début. Quand je l’écoute, ça semble vraiment lent !
crédits photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
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