PORTRAIT – Né en 1964, libraire dans le Poitou, Stéphane Émond rend une nouvelle fois hommage à sa région d’origine. Seize ans après Pastorales de guerre, l’homme revient avec un nouveau récit au titre programmatique, géographique. Magnifique évocation de la région Est, Argonne raconte également l’Histoire : le récit officiel et les tragédies familiales, l’une et l’autre intimement mêlées.
Tu évoques notamment la géologie et la géographie (p. 76). Intitulé Argonne, ton deuxième livre s’inscrit une nouvelle fois dans un lieu bien défini, lié à l’histoire familiale, aux souvenirs. Peut-on parler d’écriture géographique, sinon géologique ?
Stéphane Émond : Géographique certainement, géologique à coup sûr. L'histoire des guerres, la petite ici certes tragique, mais c'est un destin individuel que je retrace et l'Histoire, la grande- il en est question dans le livre- sont inséparables de la géographie et je l'énonce peut-être avec audace, de la géologie aussi. On ne fait pas la guerre de la même manière sur une terre crayeuse que sur une terre argileuse. Et je ne parle même pas du climat.
Ce lieu familial, l'Argonne que je crois n'avoir jamais quittée, c'est celui des miens. Soit le lieu qu'ils ont foulé, cultivé, travaillé et aimé depuis des générations. Mes parents étaient du même village, mes grands-parents aussi. Depuis le milieu du dix-huitième siècle, tous mes ancêtres sont nés en Argonne. Cela ne donne pas plus de grandeur à leur vie. C'est juste une vérité et ça fait sens.
Je ne suis aucunement historien déclares-tu page 116. Dans le même temps, tu racontes l’histoire de ta propre famille, jetée sur les routes de l’exil pendant la débâcle. Par ailleurs, tu cites plusieurs ouvrages historiques à la fin du livre, dans la bibliographie. Quel est donc ton rapport à cette discipline ?
Stéphane Émond : Quand on veut raconter un événement terrible qui s'inscrit dans la grande Histoire, on se doit de traiter une sorte de fait divers. Donc, il faut contextualiser et s’efforcer d'être exact en se prémunissant de vouloir être ce que l'on ne sera jamais : en l’occurrence un historien, en ce qui me concerne.
Cette période est étudiée, documentée amplement par d’authentiques historiens, des écrivains remarquables. J’ai besoin de m’appuyer sur leurs travaux, leurs écrits. Ce qui jette les gens sur les routes pour fuir, c’est l’Histoire, l’offensive allemande, ce qui les fait revenir quelques jours après c’est encore l’Histoire, soit le discours de Pétain du 17 juin 40.
Ton premier ouvrage, Pastorales de guerre tournait davantage autour de la Première Guerre mondiale. Là, tu évoques donc le second conflit, et parles encore de tes proches. Y'a-t-il une continuité ? Ce nouveau livre constituerait-il une sorte de « tome II » ?
Stéphane Émond : Pastorales de guerre s’inscrivait dans le même territoire, ce mouchoir de poche d’Argonne qui m’a vu grandir. La vingtaine de destins que je tissais là étaient déjà tous marqués, balancés, heurtés par les guerres, la Première Guerre mondiale en particulier, tu as raison. Évoquons également la guerre d’Algérie et la guerre de 1870. La continuité est indéniable, je tournais déjà autour de cette affaire, le destin tragique de mon père et des siens. Et les strates des guerres dans le territoire.
Menuisier, ton père, aujourd’hui décédé, occupe une place centrale dans le livre. Peut-on parler de fil rouge ? S’agit-il d’un hommage ?
Stéphane Émond : Ce livre est un tombeau, c’est le cercueil du père que je n’aurai jamais fait. Au-delà d’un hommage au père, c’est à une généalogie, une lignée : ce petit peuple modeste des campagnes d’Argonne et de toutes les campagnes auquel je veux rendre hommage.
As-tu craint de révéler des secrets familiaux ?
Stéphane Émond : Non. Il n’y avait aucun secret à révéler, ni à découvrir. Ce fait de guerre tragique – il y en eut des milliers – était su de tous dans la famille. Il avait été délibérément oublié, caché à peine et surtout pas documenté.
Ton père, justement, fabriquait des cercueils. Tu parles beaucoup de cimetières, d’enterrements. Meurtrie par les deux guerres, l’Argonne est-elle selon toi une terre de deuil ?
Stéphane Émond : L’Argonne est une terre de deuil, indéniablement, car elle fût longtemps une terre d’invasion, de bataille, de fuite, de conquête. Elle est un des hauts lieux de l’Histoire. J’ai grandi à la base d’un triangle qui va de Valmy, à Verdun en passant par Varennes, les trois grands V de victoire de l’Histoire de France.
Si j’évoque beaucoup les cimetières, c’est qu’ils sont les lieux encore visibles, pour plusieurs siècles encore, d’une histoire : celle d’hommes, de femmes ayant vécu quelque part en un lieu. Celle aussi de jeunes hommes que les batailles, les guerres successives ont ensevelis.
Durant mon enfance, nous habitions en face du cimetière et j’y ai passé des heures. C’était un terrain de jeu. Et mon père fabriquait les cercueils pour la région proche. Je m’allongeais pour jouer dans les cercueils. De quoi faire de la mort une camarade de jeu.
Tu décris également souvent, et de manière exhaustive, telle ou telle pièce porteuse de mémoire, comme ce casse-noix représentant le général de Gaulle. Crois-tu que la mémoire voyage à travers les objets, autant qu’à travers les lieux ?
Stéphane Émond : Les objets surtout les objets pauvres, modestes, les rebuts de grenier gardent à travers le temps une aura particulière, surtout aux yeux des enfants qui les observent, les touchent parfois. Cette pacotille de l’Histoire n’en est pas tout à fait une. Le casse-noix dont tu parles est un objet kitsch.
Il a traversé le temps et détient un sens caché, que je suis le seul à pouvoir réveiller. Une vieille montre anime, rend vivant au-delà du temps, le poignet qui l’a portée. Je ne sais si la mémoire voyage dans le passé, mais les objets anciens peuvent vibrer encore d’une étrange vie, ils ne sont pas si inertes qu’ils en ont l’air.
Aujourd’hui installé en Nouvelle-Aquitaine, tu as complètement changé de cadre, donc, de lieu de résidence. Écrire, est-ce pour toi un moyen de retrouver justement cette terre d’enfance, dont tu t’es peu ou prou éloigné ?
Stéphane Émond : C’est le signe, le sens de l’Histoire que l’on quitte des régions pauvres et sans ressource. Les fils s’en vont. Quittent les sols pauvres. Ce que Pierre Bergounioux a écrit à ce sujet est définitif. Écrire, lire tout autant c’est retrouver une terre d’enfance, c’est se retourner vers une sorte de pays éloigné.
Tu es également libraire. À ce titre, te sens-tu influencé par des auteurs actuels ou passés ? Si oui, lesquels ?
Stéphane Émond : Influencé par des auteurs, je ne sais pas. En revanche la lecture agit souterrainement, comme opérant dans un sous-texte qui s’écrirait sans nous. La lecture de Giono, Ramuz, Gracq, Berl, Calet, Roud, Bergounioux… laisse des traces sans doute infimes mais ineffaçables.
On est souvent frappé par la précision de la langue, par le goût pour les descriptions, parfois lyriques, de la région. Spécialiste de Marcel Proust, l’universitaire Jean-Yves Tadié a défini le concept de « récit poétique », soit, pour résumer, d’un récit dans lequel l’intrigue occuperait une place secondaire. Peut-on, dans ce cas, parler de récit
poétique à propos d’Argonne ?
Stéphane Émond : Je pourrais signer mille fois à la définition du récit poétique trouvée par Tadié dans son excellent livre. L’intrigue est secondaire certes, mais sans elle - même si elle n’est qu’un fil ténu – rien n’existerait. Et si Argonne participe de ce genre, je compléterais en disant que le récit poétique travaille un matériau d’une manière qu’il est peut-être le seul à se permettre : c’est ajouter quelque chose en laissant des trous. Quant au lyrisme des descriptions ou évocations, je souscris à ta lecture, c’est un penchant naturel et peut-être un défaut mais j’espère qu’il demeure assez contenu.
Propos recueillis par Etienne Ruhaud, octobre 2022.
Paru le 18/08/2022
120 pages
Editions de La Table Ronde
16,00 €
Paru le 05/04/2012
93 pages
Le Temps qu'il fait
8,00 €
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