Stéphanie Khoury, bibliothécaire, et Maël Rannou, ancien directeur de bibliothèques, auteur et critique de bande dessinée, s'interrogent dans un court ouvrage, didactique et synthétique, sur les missions et les enjeux des établissements de lecture publique. Les bibliothèques de proximité (Presses universitaires Blaise Pascal) évoque également ces usages créés par les citoyens, avec la complicité ou à l'insu des bibliothécaires et des pouvoirs publics eux-mêmes.
ActuaLitté : C’est un des premiers points sur lequel vous vous arrêtez dans votre livre : pour quelle(s) raison(s), selon vous, est-il si compliqué de préférer le terme « médiathèque » à celui de « bibliothèque » ? Que dit cette difficulté de vocabulaire sur le lieu et la manière dont il est perçu par ceux qui l’utilisent, y travaillent ou l’administrent ?
Stéphanie Khoury et Maël Rannou : Il y a sans doute quelque chose du souvenir et de la nostalgie de l’enfance dans « bibliothèque ». Les médiathèques en tant que telles sont récentes et n’appellent pas un imaginaire fort, contrairement aux bibliothèques. Nous avons fait le choix de nommer nos structures d’après l’usage le plus commun afin de nous adresser au plus grand nombre de lecteurs potentiels.
Nous parlons beaucoup de malentendus dans le livre, quant aux usages des bibliothèques, et ce nom qui ancre le lieu dans son rapport au livre, si symbolique en France, y contribue sans doute… On le voit avec des usagers ou tutelles persuadées que le livre est au cœur de tout dans ces lieux, ce qui n’est pas le cas depuis des décennies même si la place du livre est importante. Cela étant, c’est aussi sans doute grâce à cette force symbolique que les bibliothèques sont des lieux qu’il est toujours coûteux d’attaquer frontalement quand on est élu.
Le vocabulaire évolue en même temps que les missions et ressources du lieu. Il est fréquent d’entendre des personnes se corriger sévèrement en s’entendant prononcer « bibliothèque » et pas « médiathèque », comme si l’erreur était impardonnable. Or, il ne nous semble pas essentiel de corriger le langage en permanence : si les usagers nomment bibliothèque le lieu où ils ont accès aux ordinateurs, consoles de jeux, DVD, CD… peut-être est-ce son nom. Forcer l’usage d’un mot parce qu’il est sémantiquement plus juste n’est pas toujours une réussite : le langage, les mots, vivent avec les locuteurs.
Nous nous attachons d’abord à faire comprendre ce qu’il recouvre, d’autant qu’avec l’évolution constante des usages un nouveau mot forgé pourrait vite être désuet : les médiathèques elles-mêmes ne sont pas que des lieux d’accès aux médias, mais aussi aux rencontres, à l’échange communautaire, à un lieu chaud, à des outils…
Vous citez plusieurs cas de pressions et de censures en bibliothèques, estimez-vous que la récente loi Robert apporte des réponses suffisantes, à ce titre ? D’autres dispositifs seraient-ils envisageables, selon vous ?
Stéphanie Khoury et Maël Rannou : La loi est encore jeune et il faudra voir son application directe, mais nous avons été surpris en l’étudiant de voir qu’elle allait plus loin que ce que nous en avions retenu. L’ABF vient de publier une lecture détaillée de la loi, qui est passionnante. Cela permet de rappeler le rôle des associations professionnelles, qui prennent ce sujet au sérieux et sont de véritables alliés en cas de situation trouble.
Car, avant les cas de censure ou de manipulation évidents, tels qu’évoqués dans le livre dans les mairies FN ou à Puteaux, il peut y avoir toute une gamme de cas de figure plus complexes à gérer. De la demande d’achat d’un livre d’un ami du maire à des questionnements de fond par rapport à des demandes d’usagers, qui peuvent se plaindre aux élus. Exemple concret : quid d’un abonnement à Valeurs actuelles, journal condamné pour incitation à la haine raciale et donc contraire aux valeurs fondamentales, mais dont la présence peut-être défendue au nom de la pluralité d’opinion ? Ce genre de questions, des bibliothécaires vont se les poser quotidiennement sans forcément en référer aux tutelles.
Il est difficile d’éviter une totale censure, les bibliothèques territoriales dépendant d’une tutelle claire, les élus, à laquelle le devoir des fonctionnaires impose obéissance. La loi comme les chartes de bibliothécaires permettent d’appuyer notre action sur des textes et de tenter de l’objectiver un peu, ou d’avoir un support pour défendre la pluralité des missions. Il reste que la loi ne peut pas non plus imposer une ligne unique aux bibliothèques, sans toucher au risque de la censure d'État.
Il y a sans doute un travail à faire sur l’autonomie des professionnels où la nécessité de formation des personnes qui occupent des fonctions en bibliothèques, mais la Loi Robert est déjà une avancée dont il faut encore mesurer l’impact.
Assiste-t-on, au vu des statistiques d’usage et des préoccupations des métiers en bibliothèques, au développement d’un usage « sédentaire » des établissements, au détriment du passage plus ou moins rapide en vue d’un emprunt ? Cette évolution vous paraît-elle conflictuelle avec les missions plus « patrimoniales » de certains établissements ?
Stéphanie Khoury et Maël Rannou : La question de conflits d’usages traverse la profession à différents égards, et n’est pas neuve : dès les années 1930 un sociologue américain constate que les vagabonds vont se réchauffer dans les bibliothèques l’hiver. Au-delà de cet usage précis, dont on s’attend cependant à ce qu’il explose avec l’augmentation du coût de l’énergie (il faut le rappeler : les bibliothèques sont les seuls lieux publics chauffés où l’on peut venir sans raison aucune et sans aucun contrôle à l’entrée), la question des espaces de travail, du silence ou non à la bibliothèque, sont des conflits réguliers.
Bien souvent, un usager considère que l’usage légitime du lieu est le sien, et il y a sans doute là une pédagogie à faire, c’est un des objectifs de l’ouvrage, pas que nous imaginions des usagers lambda les lires, mais il se veut une synthèse de ces interrogations, permettant de donner des exemples concrets et récents aux élus, collègues, étudiants, curieux…
Pour nous, tous les usages possibles d’une bibliothèque sont à préserver. Il faut en faire des lieux aux espaces adaptés et pensés pour les différents usages et permettre une cohabitation sereine. Il n’y a pas d’usage qui chasse l’autre ou qui se fasse au détriment d’un autre, les temps changent et nos structures s’adaptent.
D’après l’expression assez courante, nous sommes dans une « société de l’information » : pour vous, serait-il logique que cette dernière devienne une « société des bibliothèques » ?
Stéphanie Khoury et Maël Rannou : En tous cas, nous posons l’information comme un des rôles centraux des bibliothèques. Au-delà de la « culture », ce rôle se retrouve dans de multiples fonctions : l’accès aux documents aux vues plurielles bien sûr, mais aussi à internet, la programmation de conférences, d’ateliers, la curation en ligne, etc.
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Il y a une grosse pression à ce sujet, avec souvent l’entrée réductrice des « fake news », généralement encore plus réduite en la réduisant aux adolescents, même si de nombreuses études prouvent qu’ils sont loin d’être le seul public concerné. Il y a de notre point de vue une sorte de foi dans le pouvoir éclairant du livre qui manque de réflexion à ce sujet, et se double rarement de moyens. C’est dommage, car la question, plus générale, du traitement et de la réception de l’information, est intéressante.
Les bibliothèques auraient assurément un rôle à y jouer, mais si ce sont parmi les lieux publics culturels les plus fréquentés, il ne faut pas oublier qu’elles touchent moins de 50 % des Français (étude Banque des territoires, 2017), malgré un maillage territorial de haut niveau, même s’il y a des disparités. La société des bibliothèques est une idée plaisante, qui ne peut que nous parler, mais elle nécessiterait un fort investissement pour dépasser le stade de slogan.
Le titre de votre ouvrage utilise l’expression « bibliothèque de proximité ». Or, ce point précis de la proximité géographique, sans doute l’un des plus décisifs pour la fréquentation, ne fait l’objet d’aucune contrainte légale. Est-ce, selon vous, l’un des rendez-vous manqués de la loi Robert ? Estimez-vous que l’État devrait veiller à une accessibilité minimale à une offre de lecture publique ?
Stéphanie Khoury et Maël Rannou : Ce pourrait être une évolution intéressante à terme, avec des critères minimaux par seuils d’habitants. Cela étant, la lecture publique n’est pas une compétence obligatoire, tout en étant largement développée, imposer un seuil créerait sans doute une obligation de financement par l’état, tout en contraignait la libre administration aux collectivités… ce n’est pas simple, mais disons que c’est une piste à explorer.
Sur le rôle de l’État, nous soulignons à plusieurs reprises que certaines normes existent de fait, notamment pour obtenir des subventions des DRAC ou du CNL par exemple. Ces chiffres ne constituent pas une contrainte légale, il n’y a pas de sanction en cas de manquement, mais deviennent incontournables si on veut se développer. La contrainte est presque là, mais dans un équilibre subtil avec le droit des collectivités territoriales, qui a ses avantages et ses inconvénients.
Une enseigne pour identifier les bibliothèques a récemment été mise au point : d’après vous, cette initiative interprofessionnelle va-t-elle dans le sens d’une meilleure identification des établissements et de leurs services ?
Stéphanie Khoury et Maël Rannou : Nous devons avouer y avoir prêté peu d'attention. C’est toujours sympathique et pas inutile, d’autant qu’il y a eu de belles propositions, mais cela nous semble un peu anecdotique eu égard aux grands enjeux. Sur le fond des propositions, plusieurs images se limitaient justement au livre et à une vision plus iconique que réelle, ce qui souligne un peu le malentendu décrit au début. Comme pour le nom les désignant, par principe les bibliothèques sont difficilement résumables en un seul pictogramme.
Il reste que nous avons voté lors du sondage, car cela a au moins fait parler un peu de nos structures et qu’une enseigne pourrait visibiliser leur nombre important, sans doute sous-estimé du public. Et nous nous réjouissons que l’enseigne choisie ait été réalisée notamment par Olivier Douzou, un auteur jeunesse à la bibliographie riche, car il est toujours nécessaire de rappeler l’importance de ce champ littéraire mésestimé, et central dans nos structures.
Photographie : Dans la bibliothèque municipale de Lyon Part-Dieu (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Paru le 17/11/2022
64 pages
Presses Universitaires Blaise-Pascal
4,50 €
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