Une matérialité du livre portée en étendard, la rencontre de sensibilités d'auteurs et un dialogue fécond entre le texte et l'image, tel est le programme déroulé par la maison poétique Épousées par l'écorce. Le fondateur, Jean-Michel Durafour, explicite dans un entretien l'intention derrière le geste éditorial.
Le 10/02/2023 à 13:13 par Antoine Oury
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Publié le :
10/02/2023 à 13:13
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ActuaLitté : Quel est votre projet avec la maison d'édition Épousées par l'écorce ? Quels ouvrages souhaitez-vous publier ?
Jean-Michel Durafour : Les Épousées par l’écorce sont nées à l’automne 2022 du désir de proposer aux amateurs de poésie et d’art contemporain de beaux livres sur papier de qualité dans la grande tradition des collaborations entre artistes et poètes – Michaux et Zao Wou-ki, Guillevic et Fernand Léger, Bonnefoy et Titus-Carmel, parmi tant d’autres – qui ont fait certaines des plus riches heures de la poésie française de la seconde moitié du dernier siècle.
Chaque tirage se fait à quelques centaines d’exemplaires, constituant l’édition originale, et chaque livre est numéroté à la main. L’ouvrage que lit la lectrice ou le lecteur possède, outre les textes et les images qu’on y trouve, une valeur bibliophilique qui en fait un objet rare.
Comment s'organise la communication entre textes et images dans les ouvrages de la maison Épousées par l'écorce ? Poète et photographe travaillent-ils ensemble, nourrissant leur création de celle de l'autre ?
Jean-Michel Durafour : Le plus important pour moi est que textes et images, œuvre poétique et œuvre visuelle, soient dans le livre sur un pied d’égalité. Nous ne publions pas des poèmes, ou de courts textes en prose, qui commentent ou décrivent des images, les traduisent en mots, ni des images qui illustrent des textes. Dans l’idéal, chacune des deux œuvres est réalisée séparément de l’autre.
Le rôle du livre est de créer l’espace tacite, jamais explicité comme tel, d’une rencontre qui peut ne pas aller de soi, ou du moins être inattendue, mais qui, au fur et à mesure des pages, impose son évidence, incontestable. La maison d’édition y trouve son nom. Le liber, le « livre » (dans l’étymologie latine), c’est aussi le nom que l’on donne en botanique à la partie intérieure de l’écorce où circule la sève élaborée. C’est l’interface du sens entre le dedans et le dehors de l’arbre dont l’écorce est la membrane, la page. L’autre nom du liber est le phloème. Le poème des arbres avec lequel on fait les livres sur leur papier.
Vous signez le premier livre de la maison avec Grégory Chatonsky : est-ce votre première collaboration ? Comment s'est développé Ptérodactyles ?
Jean-Michel Durafour : C’est, en effet, notre première collaboration, et j’espère qu’il y en aura d’autres. J’ai connu les œuvres et les travaux spéculatifs sur l’art de Grégory Chatonsky par l’intermédiaire d’abord de mes activités universitaires en philosophie de l’art et en théorie des images, sous mon identité civile.
Quand j’ai pris connaissance de sa série sur DALL-E Logistics : The Extend, j’ai été frappé par les points de rencontre, pas si lointains qu’on pourrait se le représenter de prime abord, qu’elle avait avec un texte que j’étais alors en train d’écrire.
Il a immédiatement et très gentiment accepté ma proposition d’un « montage » en faux raccord. C’est ainsi qu’est né ce livre, que nous cosignons. Grégory a eu l’amitié de se risquer avec moi dans l’aventure ; quant à moi, je ne me voyais pas non plus engager le texte d’un autre auteur, et le mettre éventuellement dans la gêne si l’entreprise avait dû se révéler un fiasco au bout de quelques semaines ou la fabrication matérielle mal pensée.
Le premier accueil critique de notre ouvrage à quatre mains, très favorable, sur des sites de référence pour la poésie comme Poesibao ou Sitaudis, me pousse à croire que nous avons eu raison de nous jeter à l’eau. Ce livre est aussi une sorte de manifeste éditorial pour les Épousées par l’écorce.
Votre poésie est tournée vers les êtres vivants, les images de Grégory Chatonsky générées avec l'aide d'une intelligence artificielle : pourquoi cette association ? Estimez-vous qu'il s'agit d'un oxymore ?
Jean-Michel Durafour : Je crois que tous les deux nous « parlons » de la même chose. Moi, du côté de l’extinction des espèces vivantes et de la fin aussi d’un certain âge de la poésie, qui a été celui de la présence sensible, et dont certains poètes actuels de ma génération, comme Carles Diaz ou Aurélie Foglia, sont sans doute les derniers représentants.
La poésie contemporaine, quand elle ne verse pas dans la confession intime en variante du développement personnel ou dans le formalisme abstrait et décentré du monde (remplacé par la langue), doit être le lieu de ce moment où une expérience singulière — il n’y a jamais que cela — doit être transportée sur un autre plan de l’existence en expérience universelle ; ici en l’occurrence, de l’état du monde qui est le nôtre par des mots, des images, un bestiaire et un lexique pas ou plus toujours familiers des lecteurs, et qui nous donnent aussi à voir notre monde comme un monde étrange et neuf, qui ne fait pas que mourir, mais qui aussi vient.
De son côté, Grégory — mais je ne voudrais pas ventriloquer outre mesure ses images — a travaillé du côté de l’extinction de l’espèce humaine et du post-humanisme, en recourant à l’intelligence artificielle qui fait tant débat actuellement — comme si notre intelligence, qui n’a rien de naturel, n’était pas elle-même la conséquence d’une longue suite d’artifices, dont les plus anciens remontent à la préhistoire.
Ainsi qu’en atteste l’état écologique désastreux de la planète depuis quelques décennies, la disparition des animaux et celle de l’être humain sont inextricablement liées l’une à l’autre. Pas de différence de nature entre elles, mais de degré (extend). Le petit monde des insectes qui me passionne tant nous le montre tous les jours. L’humanité ne pourrait survivre que quelques années dans un monde sans abeilles. Mais cette extinction est aussi une affaire d’extension, d’extension de notre espèce, de la nature du nouveau monde qui donc nous vient, et d’extension tout simplement des pages du livre où tout ceci se joue.
Que pouvez-vous dire aux lecteurs et lectrices sur le deuxième livre à paraitre de la maison, qui associe Pierre Bergounioux et Anaïs Tondeur ?
Jean-Michel Durafour : Pour l’instant très peu. Nous sommes en train de le construire, et certaines choses ne sont pas encore entièrement décidées.
Le texte que Pierre Bergounioux m’a remis est magnifique, d’une très belle sensibilité. Il y dit, avec la simplicité qui est la sienne, des choses essentielles. Là encore en prenant prétexte — au sens littéral du terme — de souvenirs entomologiques.
Anaïs Tondeur, qui avait réalisé une série de rayogrammes tout à fait remarquable sur les plantes irradiées de la zone d’exclusion de la centrale nucléaire de Tchernobyl, et avec qui j’ai déjà eu la chance de collaborer, proposera en dialogue une série photographique qu’elle mènera à bien au printemps. Le livre devrait sortir à l’entrée ou à la sortie de l’été.
Nous publions deux livres par an, pour l’instant — nous espérons plus, si tout se passe bien, assez vite — et notre calendrier est déjà rempli pour les deux ou trois années à venir.
Comment sont fabriqués les livres d'Épousées par l'écorce ? Quels sont les effectifs de la maison et où est-elle installée ?
Jean-Michel Durafour : La maison d’édition Épousées par l’écorce est installée à Aix-en-Provence. J’en suis le directeur, accompagné d’un comité de lecture à géométrie variable selon les manuscrits (qui nous arrivent déjà nombreux).
Je suis très heureux que vous me posiez la question de la fabrication. Tous nos livres sont imprimés sur des papiers de luxe, épais, qui ont une texture très agréable au toucher. C’est aussi ce que doit être un livre — sinon autant le lire en format numérique. Les arbres, il faut aussi les toucher pour en ressentir les vibrations. Il en va de même pour les livres. Il est important de revenir à des livres que l’on touche. Ils nous touchent, ils nous émeuvent ; et nous les touchons.
Tous nos livres sont fabriqués en circuit court régional à Nîmes par les imprimeries Mondial Livre. Il est pour moi indispensable d’avoir cet ancrage dans l’économie de proximité. Leurs équipes ont fait sur le premier livre un travail tout à fait remarquable. Il est important de terminer par elles.
Photographie : Étienne Vaunac et Grégory Chatonsky, Ptérodactyles/Logistics : The Extend, Épousées par l'écorce (Épousées par l'écorce)
Jean-Michel Durafour
1 Commentaire
jujube
11/02/2023 à 17:53
Très beau, continuez!