Sarah Jalabert a récemment publié un livre de nouvelles, Andréa ou l’Archipel des Mémoires, et un recueil de poésie, Quatrains de la Rose, préfacé par Adonis. Elle a grandi en Suisse où plusieurs de ses ouvrages ont été publiés chez l’éditeur L’âge d’Homme, à Lausanne. À 25 ans, elle part vivre à Paris et poursuit une carrière théâtrale, tout en signant des nouvelles pour des médias helvétiques et des lectures radiophoniques. Propos recueillis par Éric Desordre.
Cette dichotomie entre les échos de ses activités entendus dans son pays natal et la construction de tout autre chose en France lui ont fait prendre conscience qu’elle avait, selon ses propres mots, « le corps d’un côté et la voix de l’autre ».
Éric Desordre : Cette voix si difficile à rassembler est-elle celle de lectrice et comédienne ou est-ce la voix écrite ?
Sarah Jalabert : Les deux. J’ai compris que la voix intérieure de l’écrivain cherchait ce que j’ai appelé « les noces vibratoires avec la voix orale ». Il me fallait rapatrier la voix. La rapatrier dans le corps, mais pas seulement. Cette voix m’appelait moi mais aussi les autres. Comme j’étais comédienne, cette quête tombait bien ! Dans cette confusion, j’ai pris conscience que j’écrivais d’abord pour les autres, quels qu’ils fussent. Le problème était que je ne pouvais pas les rejoindre par la parole seule. La parole à côté du corps…
Éric Desordre : Serais-tu comédienne si tu n’étais pas écrivaine ?
Sarah Jalabert : Sans l’écriture, je serais un être muet.
Éric Desordre : Dans une des nouvelles du livre Andréa ou l’Archipel des Mémoires, tu fais dire à un de tes personnages que l’espace scénique est sacré. Est-ce lié au théâtre antique et à l’origine cérémoniale de la représentation ?
Sarah Jalabert : Ah oui ! Antigone revient d’ailleurs dans deux nouvelles. Je porte l’espace de l’amphithéâtre en moi et me considère avant tout comme une tragédienne. Antigone représente les mœurs au-dessus de la Loi, ce qui fait civilisation, ce qui fait sens dans les liens. Dans le théâtre antique, l’humain est blessé par le rouleau compresseur de cette partie de la société qui éjecte le sensible.
Quand un espace t’est donné, comme la scène, il se passe quelque chose. La présence, l’énergie sont les outils permettant de sortir une voix qui n’avait pas l’aisance coutumière. C’est ce que j’ai appelé « le corps de la blessure ».
Éric Desordre : La dimension du sacré est prégnante dans tes écrits. En lisant dans Andréa ou l’Archipel des Mémoires la nouvelle Thérèse ou La nuit de l’Ossuaire, il m’a semblé que le rapport que ce personnage articule avec Dieu était inspiré par Sainte-Thérèse de Lisieux. Est-ce fortuit ?
Sarah Jalabert : Bravo ! C’est elle, bien sûr. Il y a des présences tutélaires dans le livre. Thérèse, mais aussi Clarisse, qui est la Claire de Saint-François d’Assise, et Héloïse, celle d’Abélard.
Éric Desordre : Andréa ou l’Archipel des Mémoires est-il un éclatement psychanalytique de l’anima de l’autrice ? On y trouve des archétypes. Se pourrait-il que les personnages représentent les différents aspects de la personnalité ? En d’autres termes, les mémoires des personnages peuvent-elles être une et une seule mémoire ?
Sarah Jalabert : Ce sont bien des archétypes. La définition est bien formulée, encore qu’elle ne soit pas arrêtée. En effet, les personnages sont chacun une forme de soi-même, mais les personnages qui se présentent à moi peuvent aussi bien être une « version » des gens qui ont traversé ma vie. La mémoire est créatrice. Elle ne livre pas une image figée. C’est une délivrance que de ne pas coller à la réalité et l’écriture amène cette autre dimension.
Éric Desordre : Dans la dernière nouvelle, Irène ou Le Sentier du Lambeau, on sent cette licence poétique. Les mots « tortillard », « chenille », la rencontre d’Irène avec Wilhelm, les chasseurs… On y découvre un cheminement fantasmatique et érotique. Cela m’a fait penser à un croisement d’un « Château d’Argol » et des « Falaises de marbre ». Pas de recherche de cohérence absolue mais un univers onirique aux accents surréalistes.
Sarah Jalabert : Je ne me réclame pas de quelque catégorie que ce soit. Il est cependant incontestable qu’il y a dans mes textes un ésotérisme que je ne recherche toutefois pas. C’est l’écriture qui l’apporte.
La particularité du livre est que j’ai fait confiance au cheminement. Pendant longtemps, je n’ai pas su ce qui se passait, je ne connaissais pas la suite de l’histoire. Quelles raisons amènent cette Irène à partir sur ce chemin ? Afin de désensevelir quelque chose, j’ai besoin de ne pas savoir. Au milieu de la rivière, tu ne peux abandonner. C’est un péril. Tu dois avancer. Cet aspect surréaliste s’est imposé à moi, ces mondes existent ; je ne les ai pas inventés. On peut parler de restitution, voire de réhabilitation. Je n’en ai pas fini avec ça. Quand ça rentre dans la zone de résonance avec l’histoire familiale, l’émotion est puissante…
Éric Desordre : En parlant de la dimension familiale, j’ai trouvé que la figure du père était très présente, sous la forme du dieu créateur ou du paternel géniteur.
Sarah Jalabert : Je parle du père, du mentor. Mais le divin n’est pas le père ni la mère d’ailleurs. Dans l’ossuaire, il y a la figure du père qui ouvre la porte de l’église. Se trouve aussi le peintre, dont on comprend qu’il est mort et était une forme de père pour elle. Le divin est mis face à l’homme.
Éric Desordre : Est-ce que le motif récurrent du peintre a une signification ? Il est présent dans pratiquement toutes les nouvelles…
Sarah Jalabert : C’est intéressant. Il va me falloir creuser ça !
Éric Desordre : Tu as une forte appétence pour la détermination la plus exacte possible d’une couleur. Non comme un simple attribut mais comme le nom propre d’une matière : « rose chair », « incarnadin et pêche », « cuisse de nymphe », « bleu Patmos », « vert émeraude », « vert d’eau ». Qu’est-ce que ça te permet d’exprimer ? Le peintre est bien là !
Sarah Jalabert : Oui, mais c’est encore plus lié à la chair. À la sensualité de la matière. Dans ma quête du corps, il y a celle de l’incarnation. Celle-ci est troublante, tant elle est sensorielle, sensuelle, faite de désir, de blessure. S’en approcher n’est pas simple. C’est d’ailleurs en partie ce qui me rapproche d’Adonis, qui a fait la préface aux Quatrains de la Rose en offrant treize poèmes titrés Lettre d’un parfum à sa fleur. C’est la présence du corps blessé, du corps en sa blessure. C’est par le corps qu’on vit sa vie !
Et puis j’avais fréquenté les œuvres de mon ami peintre Thierry Pertuisot qui a dernièrement exposé « Back to Bacchanales ». Je souhaitais écrire un texte sur son expo. C’est ainsi qu’en 2020 a commencé la nouvelle qui ouvre le livre. Les bacchanales m’ont amenée naturellement en Crête qui est le lieu du personnage d’Andréa, et où j’ai vécu peu avant mes 20 ans. J’ai alors été catapultée d’un coup dans la jeunesse, j’ai retrouvé un sentiment où tout peut être écrit, où tout est encore devant toi. C’est une des forces d’Adonis. À 93 ans, il a intégré la faculté de faire ressurgir la jeunesse. C’est un renouvellement permanent.
Éric Desordre : Je considère qu’on est à tout âge, tous les âges qu’on a vécu. Il suffit de les convoquer chacun leur tour à la demande et ils s’expriment.
Sarah Jalabert : Je ne partage pas ce sentiment. Cela va plus loin que ça. D’autres âges de la vie peuvent s’imposer à toi quand tu es jeune. À 20 ans, j’ai pu me sentir avoir 200 ans. C’est à 40 ans que j’ai eu 20 ans... Le corps était plus léger que jamais. Plus résistant, plus fluide. Dans une exaltation.
Éric Desordre : Le livre est-il une marque de recherche existentielle ?
Sarah Jalabert : Oui. Ce sont toujours des quêtes. Les histoires qu’on raconte, en surface, sont doublées d’histoires par dessous. Il faut aller les chercher.
Éric Desordre : Finis-tu par les raconter ? Elles ne se mélangent pas avec les premières ?
Sarah Jalabert : Bien sûr que je les raconte, et elle se mélangent de plus en plus !
Éric Desordre : Tu tricotes une double vie. Cela pourrait s’appeler Andréa et les Mémoires doubles...
Sarah Jalabert : Je voudrais parler d’Orphée qui est aussi une figure qui traverse l’œuvre d’Adonis. Orphée, c’est le poète, et Eurydice, c’est l’inspiration. Quand tu cherches à savoir d’où vient l’inspiration, tu la perds. Je pense que c’est valable pour tout le monde.
Éric Desordre : La conscience extrême peut être un frein.
Sarah Jalabert : D’où l’accès au monde onirique. On peut parler de l’invisible, de l’inconscient. Ce qui est caché sous l’iceberg. Je suis encore en train de travailler à mon dernier livre, Jours de la Digue, qui est « l’histoire » réimaginée de ma famille. Dans une des scènes racontées comme si j’avais disposé d’une caméra dans la tête, voyant tous les détails, un couple avec un enfant déambule dans une ville et frappe au hasard à une porte pour demander un hébergement.
Un vieux couple leur ouvre et les accueille. Quelque temps après avoir écrit cette scène, je me suis promenée avec une amie dans Paris et je suis tombée sur LA porte que j’avais décrite. Un choc. Comme une traversée ! Mon amie à laquelle j’expliquais les raisons de mon saisissement m’a rassurée en me disant que j’avais de la chance...
Éric Desordre : Estimes-tu avoir des capacités de chamane ? La poésie ne serait-elle pas le chamanisme de l’écriture ?
Sarah Jalabert : Oui... Sans toutefois en faire toute une affaire ! Si chamanisme il y a, ce sera dans l’écriture.
Éric Desordre : J’ai trouvé des phrases aphoristiques comme « Les morts ne sont pas morts, mais ils sont invisibles » ou encore « Les morts parlent toutes les langues, mais ils sont muets ». Serais-tu inspirée par les mystiques ?
Sarah Jalabert : J’ai lu de nombreux contes de Rûmî ainsi que ses textes mystiques et sa poésie surtout. Lorsque j’ai séjourné seule en Ardèche en au cours d’un hiver, je m’endormais avec lui et me réveillais avec lui. Puis, au moment de la crise Covid, je devais jouer une adaptation de mon prochain livre à paraître à la rentrée, Le corps de frontière, à Nice… Tout a été annulé. Plus tard, une fois le premier confinement passé, je me suis véritablement « vue » avec Rûmî sur le parvis du Louvre, en train de le déclamer avec ma partenaire de scène Birgit Yew von Keller au violoncelle.
Je l’ai raconté à Birgit qui m’a simplement répondu « Bon, eh bien on y va ! ». Les autorisations obtenues, nous avons finalement fabriqué un spectacle à la vue des passants dans l’enceinte du Louvre… Et une année plus tard, ce spectacle était acheté par la Ville de Paris lors de l’Hyper Festival et nous étions invitées par l’Institut de Monde arabe qui mettait à notre disposition son vaste parvis… Oui, les mystiques m’accompagnent.
Éric Desordre : Vu la dimension érotico-spirituelle de ton livre, ce n’est pas étonnant. Ce sont des individus illuminés, au sens de saints.
Sarah Jalabert : Illuminés dans leurs corps. On le voit dans les dessins d’Ernest Pignon-Ernest. Le peintre a réussi à capter l’extase divine incorporée. Je n’ai pas eu d’éducation religieuse, mais « le corps d’un côté et la voix de l’autre » m’ont fait chercher une voie propre. Il me fallait les réunir.
Éric Desordre : Tu utilises fréquemment des expressions très peu usitées et d’une préciosité assumée. Je cite : « Alors elle retirait de sa claustrale mante un carnet qu’elle tenait clandestin », ou encore « écoutez la lente nacre fruire ». Pourquoi ces artifices stylistiques ?
Sarah Jalabert : C’est de la prose poétique. Mon personnage hésite d’ailleurs à utiliser ce terme « fruire », car elle le trouve obsolète. Il faut oser.
Éric Desordre : Parlons des Quatrains de la Rose. Comment t’est venu ce livre et pourquoi faire appel à la rose ?
Sarah Jalabert : Mon corps était accidenté, douloureux. Et je souffrais de surcroît d’une forme d’épuisement, me tenant souvent alitée. Je n’ai cependant jamais arrêté de travailler. Comédienne, non-salariée, je devais assurer le quotidien… Je connaissais des moments de rémission. Je me suis mise à écrire des quatrains.
Le quatrain c’est le corps dans sa blessure. Une forme contrainte très particulière s’est imposée : dans chaque quatrain à quatre lignes, chaque vers ne fait que quatre pieds. Ce sont des carrés. Cette rigidité représente le corps incarcéré dans sa blessure et son empêchement. L’issue était la langue. Elle devait exploser le carré pour me délivrer. C’est devenu une respiration, tant que je n’avais pas trouvé mon inspiration, je ne lâchais pas mon quatrain ! Cela s’est déroulé sur cinq à six ans.
La rose : j’avais alors un travail d’enregistrement de livres audio. C’est épuisant, de 9h30 à 17h. Il faut beaucoup de technique et de concentration. Je ne savais pas comment j’allais y arriver. En face du studio, il y avait un jardin. Allant dans ce jardin, j’avise une rose. Le nez dedans, son parfum a touché le centre de mon cerveau qui s’est subitement mis à crépiter : de l’énergie pure qui m’a relancée. J’avais besoin de refaire corps au sens premier du terme. À force de faire corps dans les quatrains, j’ai fini par faire corps avec moi-même.
Les fleurs sont un peuple. Plus tu les regardes, plus tu comprends que la beauté est irréductible. J’ai mis certaines de mes photos de fleurs dans le livre. Elles sont elles-mêmes un langage. Le quatrain est le corps… et la rose est le symbole de l’incarnation.
Éric Desordre : Comment commençais-tu un quatrain ? Je te cite.
Née de la pierre
Le cœur de lune
Rivière de chair
Je suis fortune
D’un coquillage
La pourpre paraît
Sang de mes âges
Femme je renais
Sarah Jalabert : Parfois j’avais une image. Les tous premiers étaient très simples. La tentative de faire ressentir la blessure, par exemple.
Braise d’une osmose
Déchirure fine
Qui baise la rose
Épouse l’épine
Éric Desordre : Comment as-tu rencontré Adonis ?
Sarah Jalabert : Pour le festival « Les porteurs de mots » dans les Hautes-Pyrénées en 2017, j’avais monté un spectacle à partir du texte Histoire qui se déchire sur le corps d’une femme, d’Adonis. Il était invité d’honneur. Je le connaissais depuis longtemps et ressentais qu’il m’accompagnait et rentrait dans mes rêves. Bien après qu’il ait assisté au spectacle, je lui ai envoyé un message en lui disant « tu remets le monde à l’endroit ». Il a cette capacité extrêmement forte, non pas de se servir des forces mentales pour observer les choses mais de partir du corps des choses elles-mêmes.
Éric Desordre : Il part de la matière et non pas de l’intellect.
Sarah Jalabert : La matière en mouvement. Quand on le lit, on est soi-même rapporté ou déporté dans un autre centre, d’où il parle. Pendant un moment, je n’osais pas lui demander une préface et un beau jour, je l’ai appelé. Il était très content, ému même, et m’a demandé de lui envoyer les quatrains. Il partait au Maroc et me promettait de les lire. Peu après, il m’a appelé en me disant qu’il n’écrirait pas une préface mais des poèmes…
À LIRE - Éric Desordre, “champion du détournement”
Bibliographie
Andréa ou L’Archipel des Mémoires, Sarah Jalabert, éditions Unicité, 2022.
Quatrains de la Rose, préfacés d’une Lettre d’un parfum à sa fleur d’Adonis, Sarah Jalabert, éditions Unicité, 2023.
Le corps de frontière, Sarah Jalabert, éditions Unicité, à paraître à la rentrée 2023.
Paru le 11/05/2022
144 pages
Editions Unicité
14,00 €
Paru le 01/05/2023
106 pages
Editions Unicité
15,00 €
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