Celui qui est pour beaucoup une légende de l’édition est mort ce mercredi 14 juin à l’âge de 92 ans. Robert Gottlieb dirigea Simon & Schuster et fut rédacteur en chef du New Yorker. Travailleur présenté comme compulsif, il a notamment collaboré avec Bob Dylan, Doris Lessing, Chaïm Potok, Salman Rushdie, John le Carré et bien d'autres.
Le 17/06/2023 à 10:20 par Zoé Picard
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17/06/2023 à 10:20
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Né à New York en 1931, il grandit à Manhattan et tombe tout de suite dans la marmite de la lecture. Le New Yorker rapporte qu’à table, toute la famille lisait : « Dès le début, les mots étaient pour moi plus réels que la vie réelle, et certainement plus intéressants », écrivait-il dans ses mémoires.
Qualifié de « frimeur », il affirmait avoir lu Guerre et Paix en « une seule séance marathon de quatorze heures », et la Recherche de Proust : « Sept volumes, sept jours ». Parti à Cambridge pour étudier, il s'engagera brièvement dans le monde du théâtre.
Il rejoint Simon & Schuster en 1955 et occupe le poste d’assistant éditorial. Il se considérait alors comme « un meilleur lecteur que n’importe qui d’autre », raconte-il dans un documentaire.
Gottlieb réalise son premier gros coup en révélant Catch-22 (trad. Brice Matthieussent, LGF) de Joseph Heller, un ancien pilote de la Seconde Guerre mondiale. En pleine Seconde Guerre mondiale, l'histoire suit un groupe de pilotes de bombardiers américains. Sur sa petite île italienne, le capitaine John Yossarian tente désespérément d’éviter les missions de combat dangereuses afin de survivre.
Gottlieb a été rapidement conscient du potentiel du roman, même si collègues ne partageaient pas son enthousiasme. « Les parties drôles sont follement drôles, les parties sérieuses sont excellentes », déclare-t-il au comité de rédaction, rappelle l’AP. Il propose de changer le titre initial, Catch-18, pour Catch-22, afin d’éviter toute confusion avec un autre best-seller intitulé Mila 18, de Leon Uris.
« Je suppose que nos esprits juifs new-yorkais, alambiqués et névrosés, fonctionnent de la même manière », avait déclaré Gottlieb à propos de sa relation avec Heller, rapporte Times of Israël. Publié en 1961 avec un accueil d’abord mitigé, le livre devient populaire après qu’un autre auteur de Gottlieb, l’humoriste S.J. Perelman le recommande dans une critique du New York Herald Tribune. Catch-22 est finalement devenu une superproduction, et une référence de la contre-culture.
Il m’a fallu du temps, lorsque j’étais un très jeune homme, pour comprendre qu’un écrivain — même mûr et expérimenté — ait pu faire un transfert émotionnel vers moi. Mais bien sûr, c’est logique : l’éditeur donne ou refuse son accord et, dans une certaine mesure, tient les cordons de la bourse. C’est une relation difficile, car elle peut conduire à l’infantilisation, puis au ressentiment.
Robert Gottlieb à The Paris Review
Au début des années 1960, il se débat avec La conjuration des imbéciles (trad. Jean-Pierre Carasso, 10/18) : John Kennedy Toole soumet son roman à un Gottlieb enthousiaste. Il lui suggèrera de nombreuses révisions et deux années durant, plus le jeune auteur envoie de modifications, plus Gottlieb en redemande : « Tout dans le livre doit avoir un sens, un vrai sens, et pas seulement un amusement qu’on est obligé de comprendre en lui-même », lui disait-il.
Gottlieb abandonne finalement ce projet d'édition et Tool se suicide en 1969. Dix ans plus tard, sa mère contribue à la publication de La Conjuration à travers l’université d’État de Louisiane. Acclamé par le public, le titre reçoit le prix Pulitzer. « Je n’ai aucun regret. J’ai relu le livre et je suis arrivé à la même conclusion », déclare Gottlieb dans une interview accordée à EL PAÍS en 2018.
Et d’ajouter : « J’ai reconnu l’énorme quantité de talent et le même nombre d’erreurs terribles que la première fois. Lorsque le garçon s’est suicidé, sa mère m’a blâmé. Je suppose qu’on ne peut pas lui en vouloir, mais sa folie a contribué à l’issue tragique. »
En 1968, il devient éditeur dans la maison fondée par Alfred A. et Blanche Knopf, en 1915. Il publie notamment en 1974, The Power Broker, de Robert Caro. Ce livre monumental, acclamé et lauréat du Pulitzer, est une biographie politique qui explore la vie et la carrière de Robert Moses, une figure influente du développement urbain à New York (encore non traduit en français).
La relation entre Caro et Gottlieb a donné naissance en 2022 au documentaire Turn Every Page. Réalisé par Lizzie Gottlieb, la fille de Gottlieb, il évoque l’époque où les deux comparses réduisaient l’énorme manuscrit de The Power Broker pour qu’il fasse 1200 pages.
Le duo a collaboré durant des décennies sur des biographies comme celle de Lyndon Johnson, qui a occupé le poste de 36e président des États-Unis de 1963 à 1969. Avant sa mort, Gottlieb travaillait avec Caro sur le dernier volet de cette œuvre en 5 volumes. Knopf Doubleday n’a pas encore annoncé qui conclura ce projet.
« Depuis le jour où, il y a 52 ans, nous avons regardé mes pages ensemble pour la première fois, Bob a compris ce que j’essayais de faire et m’a permis de prendre le temps et de faire le travail dont j’avais besoin », a déclaré M. Caro dans un communiqué.
Il a également édité les mémoires de Bill Clinton, des actrices Katharine Hepburn et Lauren Bacall, ou encore de Katharine Graham, employée du Washington Post.
Dans son palmarès, nous pouvons aussi citer l’incroyable Beloved qu’il publie en 1987 (trad. Hortense Chabrier et Sylviane Rué, Christian Bourgeois) de la prix Nobel Toni Morrison. Basée sur une histoire vraie, cette œuvre sacrée par un Pulitzer en 1988, porte sur Sethe, une ancienne esclave hantée par le fantôme de sa fille décédée.
À propos de Toni Morrisson, Gottlieb expliquait à The Paris Review : « il est évident qu’un écrivain de sa force n’a pas besoin de beaucoup d’aide pour sa prose. Je pense que j’ai mieux servi Toni en l’encourageant — en l’aidant à se libérer pour être elle-même. La seule autre aide que je lui ai apportée n’était pas d’ordre rédactionnel : Je l’ai encouragée à arrêter d’éditer et à écrire à plein temps, ce que je savais qu’elle voulait faire. »
En 1987 il devient éditeur du New Yorker pour être remplacé en 1992 par Tina Brown qui avait fait ses armes avec Vanity Fair. Après son départ, il continue d’éditer certaines plumes de Knopf, dont Caro et John Le Carré, et contribue à la New York Review of Books, le New York Observer et le New Yorker.
Il a lui-même écrit des livres : sur George Balanchine, Sarah Bernhardt, la famille Dickens et Greta Garbo mais aussi, ses propres mémoires. Ces dernières, intitulées Avid Reader : A Life (non traduit en français à ce jour), sont publiées en 2016. Il gardera, jusqu’à la fin, un goût immodéré pour le kitsch et l’absurde. Il avait plus de 400 sacs à main en plastique dans sa chambre… Il leur a même consacré le livre A Certain Style The Art of the Plastic Handbag (Un certain style, l'art du sac à main en plastique).
Gottlieb était l’un des derniers éditeurs en activité de cette ère de l’édition qui a précédé l’apparition des grands groupes. Dans les années 50, c’était une activité très différente : la plupart des grandes maisons appartenaient encore à leurs fondateurs. « Ce n’est pas une entreprise heureuse aujourd’hui », déplorait Gottlieb auprès de The Paris Review, « et elle l’a été par le passé. C’était plus petit. Les enjeux étaient moindres. Le monde était moins sophistiqué ».
Crédits photo : tirée de ses Mémoires "Avid Reader: A Life." (Farrar, Straus and Giroux)
Paru le 24/05/2006
638 pages
LGF/Le Livre de Poche
8,90 €
Paru le 18/04/2002
478 pages
10/18
10,10 €
Paru le 19/10/2023
448 pages
Christian Bourgois Editeur
25,00 €
2 Commentaires
Vivian darkbloom
19/06/2023 à 00:19
Il a refusé "la conjuration des imbéciles". C'est donc un visionnaire parce qu'à la relecture, c'est quand même un nanar.
Valentin
20/02/2024 à 21:15
Apparemment, vous vous êtes senti(e) visé(e) par le titre du livre !
"La conjuration des imbéciles", c'est le plus beau roman vingtième siècle.
Quant à Robert Gottlieb : on reconnaît bien là la bêtise autosatisfaite des éditeurs.