BienTropPetit — Le 17 juillet dernier, Gérald Darmanin signait un arrêté interdisant à la vente aux mineurs l’ouvrage jeunesse de Manu Causse, Bien trop petit, paru chez Thierry Magnier. Une très large frange du monde du livre et du public s’élevait alors contre une décision qui sentait la naphtaline. En attendant, sait-on jamais, un positionnement prochain de la rue de Valois dans cette affaire, un ancien ministre de la Culture s’est engagé contre la censure administrative du texte jeunesse.
Le 16/08/2023 à 14:32 par Hocine Bouhadjera
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16/08/2023 à 14:32
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Jean-Jacques Aillagon est connu pour être un grand défenseur de l’art contemporain. D’abord en tant que président du Centre Pompidou, à partir de 1996, puis ministre de la Culture sous la présidence de Jacques Chirac, entre 2002 et 2004.
Il a par la suite été à la tête de l’établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles entre 2007 et 2011. Il crée la controverse en invitant Jeff Koons en 2008 et Takashi Murakami en 2010 au sein de la demeure de Louis XIV, faisant dialoguer les couleurs flashy des deux artistes contemporains et le buste de Le Bernin et autre portrait du Roi Soleil par l'atelier de Hyacinthe Rigaud. Avec le recul, on ne parla jamais autant de Versailles côté art que sous la direction de Jean-Jacques Aillagon.
En 2015, c’est Anish Kapoor qui vint présenter son « Vagin de la reine », avec actes de vandalisme à la clé, et, en 2016, Olafur Eliasson ses œuvres mêlant jeux de lumière, d’eau et de miroirs.
Jean-Jacques Aillagon a par ailleurs présidé les Arts déco et TV5 Monde, avant d’être nommé Directeur général de Pinault Collection en 2018, pour laquelle il a notamment piloté le projet de musée installé à la Bourse de Commerce à Paris.
En 2003, Jean-Jacques Aillagon avait combattu la volonté de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, d’interdire à la vente un autre ouvrage jeunesse, Rose Bonbon.
ActuaLitté : Avez-vous pu prendre connaissance des passages incriminés ? Si oui, comment les jugez-vous ?
Jean-Jacques Aillagon : J’ai lu le roman de Manu Causse paru dans la remarquable collection L’Ardeur. C’est un beau livre, très libérateur, dont le personnage principal, Grégoire, en même temps qu’il se libère de complexes qui l’accablent, découvre les voies à la fois d’une sexualité épanouie et de la création littéraire.
C’est une œuvre qui jamais ne tire son lecteur vers le bas et toujours lui désigne les horizons du bonheur. S’agissant de savoir à quels lecteurs ce livre peut être destiné, je vous avoue ne pas être suffisamment averti pour en juger avec un total discernement. Ce que je sais, c’est que la lecture de cet ouvrage suppose une bonne maîtrise de la lecture en général et, qu’à mon avis, la plupart des jeunes de 15-16 ans disposent aujourd’hui d’une maturité suffisante pour le lire sans en être blessée.
De toutes façons, ce que j’ai déploré dans la décision de contingenter la diffusion de Bien trop petit, c’est plus que l’appréciation de la commission qui a motivé la décision du ministre de l’Intérieur, encore qu’elle soit extraordinairement anachronique, les modalités politiques et administratives de cette décision.
Que vous inspire cette interdiction gouvernementale d’un ouvrage jeunesse ?
Jean-Jacques Aillagon : Elle est profondément anachronique, et de ce fait, choquante. Elle se fonde sur une loi de 1949, promulguée à un moment où l’état de la société et des mœurs n’étaient pas ceux d’aujourd’hui. Elle date d’une époque où le ministère de la Culture en tant que tel n’existait pas. C’est cette situation qu’il faut réformer.
La décision qui a frappé le livre de Manu Causse est doublement contestable. Elle n’a de toute évidence, si j’en juge par leurs déclarations, donné lieu qu’à une concertation médiocre avec l’éditeur et l’auteur. Quant à l’installation de la commission auprès du ministre de la Justice et la notification de ses décisions par le ministre de l’Intérieur, elles sont aujourd’hui insupportables.
Prend-on cependant le chemin de réformer cet état de fait ? J’en doute quand je constate qu’un arrêté du ministre de la Justice est venu, le 10 août dernier, encore une fois nommer des membres et des rapporteurs de la commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à la jeunesse !
Imagine-t-on que la classification des films pourrait reposer sur les avis d’une commission installée auprès du ministre de la Justice et dont l’exécution serait confiée au ministre de l’Intérieur ? C’est pourtant la situation où se retrouve aujourd’hui la classification de la littérature jeunesse.
Comment inscrivez-vous cette décision dans l’histoire des interdictions de livres et des œuvres d’art en France ?
Jean-Jacques Aillagon : L’histoire de l’édition en France est marquée par quelques procès mémorables comme ceux intentés à Flaubert pour Madame Bovary ou Baudelaire pour Les Fleurs du mal. Ces procès, par la force des débats et des mobilisations qu’ils ont suscités, ont contribué à construire et à renforcer la liberté d’écrire, de publier et de créer.
Dans cet univers de liberté, des menaces interviennent de façon ponctuelle, soit au titre de la loi de 1949 — comme l’interdiction, en 1970, d’Eden, Eden, Eden de Pierre Guyotat par Raymond Marcellin —, soit au titre de l’article 227-24 du code pénal, souvent utilisé, et parfois en vérité instrumentalisé par des associations militantes.
Mais la tendance semble — ou semblait — bien aller dans le sens du déclin et de la mise en échec de la censure. Le juge judiciaire avait refusé en 2003, dans la même période que Rose Bonbon, de censurer Il Entrerait dans la Légende, de Louis Skorecki. Le juge administratif, dans un autre domaine, vient de refuser de censurer une œuvre de Miriam Cahn exposée au Palais de Tokyo.
En un mot comme en mille, le principe, c’est qu’en France la création est libre et ne peut être soumise à des régimes d’autorisation préalable ou de censure administrative. Au regard de quoi, le recours à la loi de 1949 n’est rien d’autre qu’une glaçante régression, court-circuitant le juge.
La loi de juillet 1949 était peut-être adaptée à la production pornographique qui alimentait les sex-shops. Elle ne l’est pas à l’édition littéraire. Elle est profondément étrangère à l’univers de la création et au principe de la liberté de création. Elle n’intervient dans cet univers que de façon intrusive et grossière. Il serait temps d’en convenir et d’en tirer les conséquences.
Une telle décision est en effet aujourd’hui au minimum extrêmement rare en France. Craignez-vous qu’elles se multiplient ces prochains temps ?
Jean-Jacques Aillagon : J’espère bien que non. C’est la raison pour laquelle je souhaite vivement que le ministère de la Culture engage une réflexion rapide sur la loi de 1949 afin de rapatrier rue de Valois la problématique du contrôle des publications destinées à la jeunesse. La loi avait été révisée à 2011, dans un sens peu libéral, sans qu’on se soucie de cette question. C’est regrettable.
La réforme radicale de la loi de 1949 serait à mettre sur l’ouvrage rapidement, après une large concertation, associant le SNE, le SLF, la SGDL, les associations de bibliothécaires, qui se sont exprimés et appellent à cette réforme.
Quel est votre rapport à la censure en art ?
Jean-Jacques Aillagon : Elle m’est insupportable.
Pouvez-vous nous décrire cette volonté d’interdire la vente de Rose Bonbon par Nicolas Sarkozy, et pourquoi et de quelle manière vous aviez combattu cette décision à l’époque ?
Jean-Jacques Aillagon : On retrouvera dans la presse de l’époque, qui lui avait donné une grande place, une narration fidèle de cette affaire, qui a éclaté comme une sorte de coup de tonnerre. Ce qui est intéressant, c’est qu’elle est presque immédiatement devenue une affaire publique, Nicolas Sarkozy comme moi ayant décidé de faire connaître nos positions et nos échanges avant que toute décision soit intervenue. Alors que la décision de Gérald Darmanin a cheminé dans le silence et n’a été connue que le jour de sa publication au journal officiel.
Rétrospectivement, je me dis qu’en 2002 le gouvernement auquel j’appartenais a eu une attitude très profondément responsable. Nicolas Sarkozy avait lu le livre, comme moi. Il était sincèrement et profondément choqué. Il était très déterminé. Mais il écoutait. On pouvait lui parler. Et j’étais très déterminé aussi. Cela a créé un intervalle d’hésitation qui a permis au débat de s’installer et de se généraliser sur plusieurs mois.
Les éditeurs et le monde du livre se sont mobilisés. Antoine Gallimard, que j’ai souvent rencontré à ce sujet, est allé voir Nicolas Sarkozy, lui a fait connaître son opposition à la censure et ses propositions pour que le livre soit disponible en librairie, mais avec un avertissement et d’autres précautions.
Il n’est pas impossible qu’après avoir entrevu le parti qu’il pourrait tirer d’un acte de censure, Nicolas Sarkozy ait été sensible à celui qu’il tirerait d’une position libérale. En tout cas, c’est bien comme cela qu’il a médiatisé son renoncement. Pour moi, l’important, c’est d’être parvenu à l’époque à affirmer le ministère de la Culture comme une autorité politique capable de faire face à l’Intérieur et de dialoguer avec lui d’égal à égal sur un enjeu de liberté.
S’il y avait des arrière-pensées politiques dans le débat sur Rose bonbon, y en a-t-il dans la décision qui a frappé Bien trop petit ?
Jean-Jacques Aillagon : Je suis convaincu qu’en 2002 il y avait bien des arrière-pensées politiques dans la volonté de censure de Nicolas Sarkozy tout comme dans sa décision d’y renoncer !
Je crains qu’en 2023, dans un contexte d’affirmation de l’« ordre », la décision du ministre de l’Intérieur n’ait pas été, elle aussi, totalement dépourvue d’arrière-pensées d’opportunité politique. Elle peut être aussi la simple résultante d’un processus bureaucratique mené par l’administration et validé par le politique.
Tout cela en toute bonne conscience, ce qui n’en affaiblit en rien, et même au contraire, le caractère choquant. Ce que je ressens, c’est qu’en l’absence de dialogue préalable, le silence qui escamote le débat vient souligner le caractère incroyablement infantilisant de la loi et des sanctions qu’elle met en œuvre. On traite les adolescents comme des enfants, et les adultes, les parents, les libraires, les bibliothécaires et les éditeurs bien sûr, comme des irresponsables.
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Quel doit être le rôle de l’art, selon vous, dans une société ?
Jean-Jacques Aillagon : Vaste question. Trop vaste pour que l’on y réponde rapidement. L’art est à la fois, pour chacun d’entre nous, le trésor privé de son existence même, mais aussi un véritable bien commun, qui nous rattache les uns aux autres, nous enracine dans tous nos passés et nous permet d’imaginer tous les avenirs sans complexe. C’est donc le sel de la terre.
Crédits photo : Maxime Tétard © Bourse de Commerce — Pinault Collection
DOSSIER - “Bien trop Petit”, le livre qu'a censuré Gérald Darmanin
Paru le 23/06/2022
232 pages
Lienart
35,00 €
2 Commentaires
S.D-V
17/08/2023 à 16:51
Quand l'intelligence s'en mêle, des solutions apparaissent. Oui mais voilà, encore convient-il d'en avoir la volonté. Le débat d'idées devrait toujours prendre la main sur la censure, mesure d'un autre temps.
Alex38
17/08/2023 à 19:20
"Censure : quand le ministère de la Culture s’élevait contre la Place Beauvau"... et oui, messieurs, dames, ça c'était avant !