Auteur togolais reconnu, Kangni Alem enseigne également à l’université. Mais il est aussi metteur en scène passionné de théâtre, membre du Conseil permanent de la Francophonie et … j’en oublie forcément ! Personnage emblématique du paysage littéraire africain, il enregistre plus de 9000 followers sur sa page Facebook car Kangni Alem sait parler à sa communauté. Propos recueillis par Agnès Debiage, fondatrice d’ADCF Africa.
Le 07/09/2023 à 13:07 par Agnès Debiage
1 Réactions | 816 Partages
Publié le :
07/09/2023 à 13:07
1
Commentaires
816
Partages
Il partage ses lectures et évoque ce qui lui plait et l’amuse, il promeut des auteurs de tous pays et nous embarque dans ses voyages en donnant toujours beaucoup de visibilité aux autres.
Souriant et transmettant d’emblée une image sympathique, je me suis demandé comment Kangni Alem qui semblait déjà avoir mille et une vies, était, en plus, devenu directeur de la collection Filbleu aux éditions Continents ? Était-ce une façade ou s’intéressait-il vraiment aux questions liées à l’édition et la distribution au Togo et en Afrique ? Quelle était la ligne éditoriale de cette collection ?
J’avais plein de questions en tête. J’aurais pu attendre mon prochain voyage à Lomé mais c’était si simple de proposer une visio pour discuter.
Comment êtes-vous devenu directeur de la collection Filbleu aux éditions Continents ? Qu’est-ce qui a motivé votre démarche ?
Kangni Alem : Tout a commencé pendant la Covid-19. À l’origine, Filbleu était un festival que nous avons créé, en 2004, avec des amis. Alors que nous étions sur le point d’organiser la 13e édition de Filbleu : tout s’est arrêté à cause de la pandémie. Un jour, alors que j’échangeais avec Sébastien Vondoly, directeur des éditions Continents (Togo), il m’a demandé si cela m’intéresserait de devenir directeur de collection. Je lui ai répondu pourquoi pas ! Mais j’avais une condition. Cette collection s’appellerait Filbleu pour reprendre l’activité littérature du festival. C’est ainsi qu’en 2020, a démarré cette belle aventure !
En acceptant, j’avais ma petite idée en tête. Je souhaitais éditer des livres que j’estimais nécessaires pour le public togolais et qu’on ne trouvait pas localement. En effet, il m’arrive d’écouter des journalistes, intellectuels, chercheurs, politiciens, tous passionnants et je me dis qu’il est dommage qu’ils ne laissent pas d’écrits sur ce champ de réflexion et d’analyse qu’ils ouvrent. Alors j’ai choisi de ne pas me limiter à la fiction et éditer également des essais, voire susciter l’écriture d’ouvrages sur des sujets importants pour les lecteurs du Togo.
Mon optique était de publier des textes qui rencontrent leur public de proximité sur des sujets locaux. Car ce type d’ouvrages manquait cruellement dans notre pays.
Vous avez également acheté des droits de romans publiés ailleurs, n’est-ce pas ?
Kangni Alem : Oui, en effet. Je me suis aperçu qu’il y avait des textes essentiels d’auteurs togolais ou africains qui, au bout de 15 ou 20 ans, n’étaient plus réédités. En conséquence, nous n’avions plus accès à ces ouvrages qui me paraissaient importants pour nous.
Je vous cite un exemple, nous avons récemment acquis les droits d’un roman de Gaston-Paul Effa (Cameroun), qui se déroule en partie au Togo. Initialement publié en 2001 aux éditions du Rocher (France), j’avais envie que les lecteurs togolais puissent lire Cheval-roi. Nous avons donc entamé des discussions avec l’éditeur et ce beau texte sera disponible à la fin du mois de septembre dans la collection Filbleu.
Par ce biais, j’essaye de ramener des œuvres de la littérature africaine que nous pouvons éditer au Togo pour leur donner une seconde chance.
Avez-vous conscience des problématiques économiques des éditeurs ?
Kangni Alem : On doit résolument parler de cela et dire les choses telles qu’elles sont. Quand je suis devenu directeur de collection, j’étais emballé par tous les projets que je voulais mettre en œuvre. Mais les premiers titres que j’ai publiés m’ont permis de me rendre compte qu’il y avait une équation économique essentielle à considérer. Quand j’ai vu que l’éditeur traînait un peu sur les publications à venir, je lui ai demandé ce qu’il se passait et il m’a simplement répondu « on va le faire, mais pour l’instant je n’ai pas de sous ».
Dans mon emballement je n’avais pas réalisé que lui devait trouver des ressources financières avant d’aller chez l’imprimeur et tout préfinancer. Donc j’ai commencé à réfléchir comment je pouvais l’aider. J’essaye désormais d’équilibrer mes coups de cœur avec des ouvrages plus rentables.
Pour être pragmatique, je me suis rendu compte que des professeurs à l’université pourraient écrire certains livres pertinents à destination des étudiants. Comme ils remplissent parfois des amphis pouvant aller jusqu’à 200 personnes, je me suis très logiquement dit, que cela pourrait nous faire vendre quelque 200 exemplaires chaque année. Partant de ce raisonnement, j’ai contacté des collègues professeurs en leur demandant sur quels sujets issus de leur programme pourraient-ils écrire un ouvrage de référence qui permette d’approfondir l’analyse et la réflexion. J’ai fait mes choix et c’est ainsi que Le paratexte dans le roman togolais de Baguissoga Satra a été édité dans la collection Fil Bleu.
Il correspond à un gros chapitre de son cours semestriel, mais l’auteur en a fait un ouvrage très pratique pour être utilisé par les étudiants. L’éditeur ne perd pas en investissant dans un tel titre, car si le cours est maintenu sur 3 ou 4 ans, il pourra contrôler le nombre de livres mis sur le marché pour ne pas se retrouver avec des invendus. Ces maudits invendus sont le vrai problème de la petite édition locale et la production du livre doit être raisonnée, sinon on ne peut pas s’en sortir. Il ne faut pas perdre de vue que ce sont les ouvrages « rentables » qui permettent à l’éditeur de financer la publication des autres titres de son catalogue.
Le problème est que, trop souvent, les éditeurs n’ont pas dans leur catalogue, des auteurs suffisamment « rentables » et cela impacte leur capacité à se développer.
Ce n’est pas un hasard si la plupart des grandes maisons d’édition en Afrique de l’Ouest passent leur temps à se battre pour avoir le marché des manuels scolaires. Ils sont une garantie de rentabilité et permettront à certains éditeurs d’éditer, à perte, des auteurs qu’ils aiment bien, mais dont les ventes seront plus confidentielles. On ne peut pas avoir des manuels scolaires chez tous les éditeurs, mais on peut susciter des ouvrages dont le lectorat peut être clairement identifié en amont.
Vous semblez insister beaucoup sur la qualité d’édition et de fabrication des ouvrages de la collection ?
Kangni Alem : En Afrique et ailleurs, beaucoup de chercheurs ont défendu l’idée du livre « pauvre » pour favoriser l’accessibilité à la lecture. C’est bien. C’est expérimental. J’en ai moi-même fait l’expérience quand j’étais étudiant. Le livre « pauvre » s’abîme trop vite et quand il devient défraîchi ses pages se décollent. Personne n’a envie d’acheter ou de lire de vieux livres dans cet état. Dans cette optique, il faut faire en sorte de produire des ouvrages qui peuvent traverser les années. Je parie aussi sur le fait que les gens sont attirés par des livres qui sont bien faits, de bonne facture et jolis.
Autre évolution, l’impression numérique permet aujourd’hui de fabriquer le nombre d’exemplaires que l’on veut, alors qu’avant cela, l’offset obligeait à des quantités minimales souvent trop importantes pour nos marchés et donc générait trop d’invendus. En Afrique de l’Ouest, les éditeurs ne peuvent plus continuer à imprimer comme avant et il nous faut faire évoluer nos standards. Nous devons capitaliser sur tout ce que les nouvelles technologies ont à offrir.
Quand je reçois un nouveau livre de la collection Filbleu, la première chose que je fais (ne riez pas !) est de les étirer dans tous les sens et les plier pour en tester la résistance. Test obligatoire ! Nous devons prendre en considération notre temps et attacher de l’importance à ce que les livres soient jolis. Nous sommes dans une société où le visuel prime.
Avez-vous rencontré des difficultés lors les achats de droits et des limites sur les territoires négociés ?
Kangni Alem : Jusqu’à ce jour, je n’ai eu aucun souci sur les acquisitions de droits. Il y a des droits que nous obtenus gracieusement et d’autres que nous avons payé une somme raisonnable. Nous essayons d’acquérir les droits pour l’Afrique de l’Ouest. Les droits réservés pour l’Afrique sont souvent partitionnés Maghreb/Afrique de l’Ouest/Afrique centrale, etc. Cela nous donne l’assurance qu’un autre éditeur de la sous-région n’éditera pas le même livre que nous.
Mais pour faire circuler ces ouvrages dans la sous-région, nous sommes confrontés à de vraies difficultés. Pour l’instant, les pays que nous couvrons facilement sont la Côte d’Ivoire et le Bénin (notre voisin). Il y a eu des essais avec le Niger et le Burkina Faso, mais ce n’était pas évident. En Côte d’Ivoire et au Bénin, nous avons des partenariats avec des éditeurs qui nous permettent de bénéficier de leur réseau de distribution. Pour atteindre les autres grands pays de l’Afrique de l’Ouest, c’est plus compliqué. Il y a un vrai problème au niveau de la distribution que je ne maîtrise pas. Je serais tenté de penser que c’est parce que les Ivoiriens ont eu de vrais réseaux de distribution pour la diffusion nationale de la presse, que des librairies sont implantées en dehors d’Abidjan et que les livres arrivent à circuler entre 3 ou 4 grandes villes du pays.
À Lomé, les choses se passent facilement, mais lorsqu’on s’éloigne à 700 km de la capitale, la même question se pose. Donc il faut reconnaître la difficulté de la mise en place d’un système de distribution. C’est peut-être le grand chantier de la chaîne du livre africaine dans les années à venir.
Par rapport à cette difficulté de faire circuler les livres, avez-vous déjà tenté de mettre en place des coéditions ?
Kangni Alem : On est en train d’y réfléchir, mais on ne l’a pas encore fait. D’autres éditeurs l’ont fait au Togo. Par exemple, un des ouvrages que j’ai écrits a été co-édité par Graines de pensées et les éditions FratMat à Abidjan. Pour Filbleu, je pense que cela va venir. La collection n’a que 3 années d’existence.
Qu’est-ce qui pourrait, selon vous, être encore amélioré dans le développement de cette collection ?
Kangni Alem : Un aspect me préoccupe et est au cœur de mes discussions avec Sébastien Vondoly, c’est la distribution en format numérique. Je prends acte de tout ce qui évolue autour de nous. Moi-même, je voyage beaucoup, mais sans livre, car j’ai toujours une tablette avec moi. J’aimerais qu’à chaque sortie de l’un de nos titres, le livre puisse être disponible immédiatement en version numérique, je suis persuadé que cela pourrait élargir sensiblement notre lectorat.
Dès que je poste la couverture d’un nouveau livre sur les réseaux sociaux, je reçois des messages d’Europe, du Canada, des États-Unis et d’ailleurs, me demandant où est-il possible se le procurer. Ce sont des questions qui m’agacent et auxquelles j’aimerais qu’on trouve une réponse. Les gens ont le droit de me poser cette question même de l’autre côté de la planète ! Je publie avant tout des livres pour qu’ils soient lus ! Nous avons fait une tentative avec les Nouvelles éditions numériques africaines (NENA à Dakar), mais ce n’est pas encore tout à fait concluant en termes de rapidité et de retour sur les comptes. J’insiste pour qu’on trouve des compromis afin de ne pas abandonner l’idée. Le numérique doit devenir la nouvelle frontière de l’édition africaine.
Certains des livres dont je suis l’auteur sont sur la plateforme YouScribe. J’aime beaucoup. Cela permet d’atteindre tous types de lecteurs. Certains n’auraient pas acheté l’ouvrage, d’autres ne lisent que des extraits, mais au moins les œuvres sont disponibles et accessibles à un grand nombre. Et nos étudiants connaissent bien ces plateformes, je sais que certains y vont régulièrement. Ces plateformes de lecture en streaming sont utiles dans le nouveau paysage digital dans lequel nous sommes appelés à vivre.
Quel regard portez-vous sur la collaboration entre éditeurs et libraires au Togo ? Quels seraient des axes d’amélioration et d’évolution de la librairie francophone ?
Kangni Alem : Ah ! Ça ce sont les questions qui fâchent ! (rires) De façon générale, les librairies au Togo fonctionnent sur la base du dépôt-vente, mais ils demandent des remises trop élevées dans la mesure où le revenu des ventes n’est réglé que lors des relevés. Cela crée parfois des crispations et des tiraillements entre les deux. Sans compter que certains éditeurs à Lomé se plaignent que leurs livres ne sont pas visibles en librairie alors qu’ils ont bien été déposés.
On peut être amené à chercher ses propres bouquins dans une librairie et après un moment, on va les retrouver dans un coin où ils ne sont absolument pas mis en évidence. Pourtant le contrat de dépôt-vente a bien été signé. Du coup je me questionne, est-ce que ce contrat signifie simplement que l’on dépose et que le libraire n’est pas obligé d’aider le livre à être visible ? Ce sont des questions qui mériteraient une vraie rencontre des éditeurs et des libraires. Ce n’est pas encore la guerre, mais si les problèmes ne sont pas résolus ce sera au détriment des livres et des auteurs.
La plupart des librairies que je connais au Togo n’assurent pas la promotion des livres, à part la librairie Star qui a fait beaucoup d’efforts et organise parfois des dédicaces. Ce serait bien de systématiser cette collaboration entre éditeurs et libraires, d’où la question fondamentale d’une vraie rencontre pour trouver des solutions afin d’arriver à faire des choses ensemble.
En tant que dénicheur de pépites littéraires et grand lecteur, quel message aimeriez-vous faire passer aux jeunes concernant la lecture ?
Kangni Alem : Mon premier message ne serait pas à l’intention des jeunes, mais des autorités de nos pays. Si les jeunes ne lisent pas, c’est que rien n’a été fait pour les encourager à lire et leur transmettre ce goût de la lecture. Alors leur dire maintenant « lisez lisez » ne serait qu’un vœu pieux. Un peu trop facile. Le vrai problème est que notre système éducatif ne mise pas assez sur la lecture et n’organise pas de campagnes de sensibilisation.
Je vais prendre un exemple concret. À titre personnel, j’ai créé une petite bibliothèque dans la maison de ma mère, au cœur d’un quartier populaire. Beaucoup de jeunes tournaient autour de la bibliothèque et n’osaient même pas y entrer. Il a fallu que l’on mette en place des jeux éducatifs, des ateliers de codage informatique, pour les inciter à entrer. Ce n’est qu’une fois à l’intérieur qu’ils ont commencé à toucher les livres.
Parfois, on sollicite des auteurs pour parler de la lecture, certains jouent le jeu, d’autres non. Certains ne trouvent pas les mots adéquats pour faire passer ce message sur l’importance de la lecture. Les écrivains ont cette fâcheuse habitude d’écrire, mais sont parfois incapables d’expliquer ce qui vaut la peine de l’être.
D’où l’idée que ces campagnes de lecture doivent être du ressort des politiques publiques. Cela fait défaut chez nous. Ce sont des actions à mener régulièrement pour inciter parents et enfants à comprendre l’enjeu de la lecture et du livre sous toutes ses formes et son rôle dans l’éducation.
On ne devient pas lecteur spontanément, car on vous a dit de devenir lecteur. C’est un processus qui prend du temps pour progressivement amener les gens à s’intéresser à la lecture.
Crédits photo : Sébastien Vondoly et Kangni Alem © Kangni Alem
1 Commentaire
Christian Elongué
21/11/2023 à 14:30
Bien merci à Agnès pour cette belle interview, que j'ai pris plaisir à lire en détail.
Je suis entièrement d'accord avec Kangni lorsqu'il indique que "Le numérique doit devenir la nouvelle frontière de l’édition africaine."
Il y'a tellement de pootentiel avec le numérique. Et on gagnerait à redynamiser NEAS et à développer des solutions numériques endogènes.
Par ailleurs, j'ai récemment eu une idée, actuellement bizarre, mais pas impossible. Il s'agit d'un système d'impression à distance où un éditeur peut faire imprimer ses ouvrages dans un autre pays à distance, avec la possibilité de controler le nombre de copies imprimées et où le fichier original disparait immédiatement après le nombre de copies fixés a été imprimés.
Cette technologie est déjà en usage sur WhatsApp où il est possible de configurer la visualisation d'une image sur une fois, puis elle est supprimée par la suite. Ne pourrait-on pas intégrer cela aussi à l'impression numérique du livre?