Qui veut chambouler le prêt de livres numériques dans les établissements de Montréal ? La question circule depuis quelques jours, après qu’une demande a fait son apparition pour “renverser” l’actuel modèle. Portée par l’opposition à la mairie, cette motion est détaillée par Josué Corvil, conseiller de ville (parti Ensemble Montréal). Mais quid ?
Le 21/08/2019 à 14:23 par Nicolas Gary
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21/08/2019 à 14:23
À ce jour, c’est la solution PretNumerique.ca qui fournit les bibliothèques de la ville, pour le service de prêt numérique de livres. Mais le conseiller n’en démord pas : non seulement les conditions sont désavantageuses, mais surtout, elles finissent par coûter cher à la ville.
Déposée ce 19 août, la motion souhaite donc « bonifier l’offre de ressources numériques dans les bibliothèques municipales de la Ville de Montréal ». Avec le soutien de Chantal Rossi, également conseillère de la Ville, les deux politiques souhaitent donc élargir le mode de fonctionnement du prêt numérique.
Le Devoir soulignait qu’en 2018, 662.000 $ CA ont été dépensés pour ce secteur, contre 5,453 millions $ CA pour les livres imprimés. Et la plateforme, depuis son lancement, a enregistré 8,5 millions de prêts.
Sauf que l’offre n’est pas convaincante, estime le conseiller : « Si une bibliothèque achète un exemplaire du Matou, par exemple, il doit être racheté après 55 prêts. De plus, plusieurs usagers ne peuvent pas le lire en même temps. » Avec, en plus, une limite de durée de prêt de 21 jours – pourtant assez conventionnelle. Et de pointer que d’autres opérateurs existent, comme OverDrive ou Cyberlibris.
Dans la motion, les conseillers insistent également sur l’augmentation, entre 2014 et 2018 du nombre de prêts — 360 % de plus — mettant en parallèle la hausse de la fréquentation, qui a gagné 18 % sur la même période. Tout ne serait donc qu’une question d’argent, puisque, toujours aux dires des conseillers, les 662.000 $ CA ont été dépensés pour proposer une offre de 30.000 ouvrages, à quelque 410.754 utilisateurs.
En parallèle, ils opposent des chiffres tirés du marché français, où « une bibliothèque numérique communautaire peut offrir plus de 30 000 titres de livres numériques, sans limitation ni contraintes, pour moins de 23.000 $ pour 60 000 usagers, ce qui revient à moins de 165.000 $ pour 420.000 usagers ».
Rapidement, l’Union des écrivaines et écrivains québécois a interpellé la mairie, qui n’avait jusqu’à lors pas souhaité réagir. En effet, le modèle PretNumerique.ca a instauré un modèle 1 Livre = 1 Prêt, similaire à celui de l’offre papier. Et les usagers doivent alors s’inscrire sur liste d’attente quand tous les exemplaires ebook sont alors empruntés — toujours sur le modèle papier.
Dans un courrier consulté par ActuaLitté, l’UNEQ rappelle par ailleurs à la mairesse, Valérie Plante, qu’une plateforme comme la souhaiteraient les conseillers — ne fixant pas de limites sur la durée d’emprunt ou le nombre de lecteurs simultanés d’un titre numérique — représenterait une concurrence déloyale, « notamment aux nouveautés sur les tablettes des libraires ».
Et de poursuivre : « Les usagers intéressés par une nouveauté, au lieu d’acheter le livre imprimé ou d’en emprunter un exemplaire imprimé en bibliothèque, pourraient télécharger librement le titre comme bon leur semble, ce qui relève du piratage et non du prêt. »
Avec pour conséquence finale de priver les écrivains de revenus sur la vente de leurs livres neufs en librairie. « Autoriser les bibliothèques publiques montréalaises à déréglementer le prêt de livres numériques fragiliserait davantage le métier d’écrivain, déjà précaire », conclut l’UNEQ.
Non sans avoir rappelé qu’une étude menée en 2017 montrait que les revenus des auteurs tirés de l’activité littéraire étaient de 9169 $ CA en moyenne, avec un revenu littéraire médian inférieur à 3000 $ CA. « Si l’industrie tout entière s’est entendue il y a quelques années sur ce système de prêts successifs et au nombre limité, c’est pour protéger l’écosystème fragile de notre secteur. De l’auteur, à l’éditeur, au libraire », ajoute Katherine Fafard, directrice générale de l’Association des libraires du Québec.
La licence évoquée par l’UNEQ est toutefois très loin de concerner la majorité des ouvrages — selon les estimations, peut-être un dixième des 250.000 ouvrages disponibles. La plupart des éditeurs français proposent exactement les mêmes conditions de licence qu’en France ou en Belgique, à travers PNB.
Donc, quand les bibliothèques de Montréal achètent un livre québécois, elles le paient au prix grand public, et peuvent le prêter à un usager à la fois. Quand ils achètent un livre de chez Gallimard ou Flammarion, ils le paient environ 25 % plus cher que le prix grand public, mais bénéficient de 5 prêts simultanés. Ce sera 10 prêts simultanés pour Actes Sud, 20 pour Bragelonne, aucun pour Grasset, etc.
Même chose pour les livres américains que nous achetons : le prestataire est assujetti aux licences des PRH, Harper Collins et Macmillan de ce monde…
Cependant, PretNumerique.ca a toujours revendiqué une totale transparence, et les éditeurs québécois sont tout à fait au courant des modèles en vigueur chez les éditeurs étrangers. Un point central dans les échanges avec l’ANEL, nous expliquait-on.
Raison pour laquelle la démarche « singulière » des conseillers en fait tousser plus d’un. « D’abord, OverDrive a déjà des contrats avec les bibliothèques de la ville, ce ne serait donc pas une nouveauté », souligne un proche du dossier. « Mais surtout, ce projet de motion qui vient du politique — les bibliothèques de la ville n’ont pas été sollicitées — ressemble plus à un démarchage. »
En effet, joint par ActuaLitté, la direction des bibliothèques nous confirme que la motion n’émane pas de ses services, et qu’elle n’a pas été contactée au préalable, pour donner un avis. « Par ailleurs, si l’on considère la solution de Cyberlibris, qui serait donc en jeu, elle n’offre qu’un faible catalogue en langue française. »
Les avantages économiques de ce prestataire sont en revanche connus : le montant de l’abonnement payé est annuel, avec un coût qui serait moindre. « Peut-être, beaucoup de grandes maisons françaises n’y sont pas présentes. Et s’il s’agit, pour les bibliothèques de Montréal d’avoir un accès illimité à des ressources plus minces, on voit difficilement l’intérêt. »
Le catalogue de Cyberlibris répond plutôt à une demande d’ouvrages académiques, d’essais ou sciences humaines. « On n’y trouve que peu de romans, il s’agit d’une solution en streaming uniquement, sans lecture déconnectée — et l’on a d’autres limitations techniques, comme le fait qu’il ne s’agisse pas de livres en EPUB. Pour l’accessibilité, c’est moyen. »
D’autres regardent plutôt du côté de la carrière de Josué Corvil, ancien bibliothécaire — logiquement au fait de ces questions ? « Il a officié dans plusieurs établissements, mais sa carrière a été houleuse », nous indique-t-on. Soit.
Selon certaines données commerciales de l’entreprise, consultées par ActuaLitté, le coût par abonné est compris entre 0,25 et 0,35 € HT, soit un total autour de 15.000 € HT pour un établissement qui compterait 60.000 inscrits. Soit près de 22.000 $ CA de facturation annuelle, en prenant la fourchette basse. Et effectivement, on retrouve bien les estimations du conseiller de la ville, avec une somme de 150.000 $ CA pour plus de 410.000 usagers.
Présentée en 2015, cette offre donnait accès à BiblioVox, soit un catalogue de 30.000 ouvrages, en streaming, la spécialité de Cyberlibris, et à travers de nombreuses thématiques. « Le tarif n’est clairement pas celui d’une solution comme PNB », explique une bibliothécaire utilisatrice de l’outil, française. « Cela dit, ce n’est pas parce que l’on peut desservir 60.000 usagers qu’ils seront tous utilisateurs. Il faut un catalogue et des fonctionnalités ad hoc. »
De l’autre côté de l’Atlantique, on grince des dents : « PretNumerique.ca n’a jamais rien imposé, ni conditions de licence ni usages, pas plus que n’a été instauré de système. » De fait, l’offre a été montée en collaboration avec les éditeurs québécois, et autres acteurs du livre. « D’ailleurs, la solution n’est pas exclusive, et évoluera nécessairement. »
Quant au volet tarifaire, comme évoqué plus haut, le prestataire PretNumerique.ca pas plus que la structure qui opère le projet, BiblioPresto, ne seraient en mesure de déréglementer quoi que ce soit, dans le prêt d’ebook — lequel n’est de toute manière soumis à aucune réglementation. De fait, l’ensemble repose sur un modèle d’agence, où les éditeurs établissent les conditions de leurs licences — pas le prestataire.
Quelques éditeurs, joints par ActuaLitté, constatent que si l’offre Cyberlibris devait être adoptée par les bibliothèques, ils en retireraient certainement leurs titres. Quant à ceux qui n’y figurent pas encore, « ce ne serait pas un motif suffisant pour y faire figurer mes titres », nous répond-on.
« Ce qu’on retient se résume à la maladresse du procédé : passer par le politique, c’est ne rien saisir à l’écosystème du livre au Québec. » Il ne s’agit pas de compétition entre opérateurs, sur cette question de prêt : « Il y a ici une conscience très forte de cette solidarité. »
La motion aura finalement été rejetée (et assez logiquement) par le conseil de la Ville ce 20 août. Tous les bibliothécaires le savent : le prêt est divin, le retour est diabolique...
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