Des prix, pour tous, et presque tout. Les jurys des grandes récompenses d’automne ont décidé de reporter leurs annonces, pour soutenir la librairie. Derrière cette décision, une stratégie économique est à l’oeuvre. L’universitaire français, Olivier Bessard-Banquy, spécialiste des lettres et de l'édition contemporaine décrypte avec nous cette position.
Le 31/10/2020 à 09:11 par Nicolas Gary
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Publié le :
31/10/2020 à 09:11
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ActuaLitté : Que représentent habituellement ces prix littéraires d’automne dans l’économie de la librairie ?
Olivier Bessard-Banquy : Il est bien difficile de dire quelle est la part exacte qui revient aux prix dans l’ensemble des ventes très fortes à cette période — aux environs du quart du chiffre d’affaires global de ventes de livres sur les seuls mois de novembre-décembre — mais assurément cette part liée aux prix est forte, sinon déterminante.
Les « livres de prix », si l’on peut dire, sont pour beaucoup des livres-cadeaux et font venir nombre de personnes en boutique, dès la rentrée de septembre, non par le palmarès en lui-même, qui ne sera connu qu’en novembre, mais par tout le système d’échos autour de la compétition des titres — de là l’importance des listes — qui maintient à un haut niveau de curiosité sociale tout ce qui se passe autour des prix.
Et, par-delà les prix en eux-mêmes, autour de la littérature, très médiatisée à cette période. Quel que soit ce que l’on pense des titres promus et du fonctionnement des prix, il est indubitable qu’ils ont un rôle social, économique, culturel majeur ; les prix sont des éléments-clés de la vie du livre.
Pourquoi cette profusion, historiquement, d’une saisonnalité automnale ? Explique-t-elle que ces récompenses soient devenues majeures ?
Olivier Bessard-Banquy : Oui, tout a commencé timidement avec le Goncourt en 1903, mais, petit à petit, l'écho donné par la presse à ces affaires compétitives a aiguisé les désirs de lauriers des uns ou des autres — même chez un Léautaud dès les années 1900, pourtant plus connu pour son amour des chats. Et la multiplication des prix en automne (Femina, Renaudot, Interallié, avant le Médicis, etc.) a débouché sur une intensification de la vie du livre dans le second semestre de l'année et une nervosité des ventes à cette période, entretenue, nourrie par un battage médiatique qui a su piquer la curiosité des Français.
Songez à ces moments forts de bagarre ou de déchirements autour du suspense Proust-Dorgelès en 1919 — Thierry Laget a donné un très beau livre sur la question il y a peu — ou plus encore autour de Céline en 1932 et de son très discuté Voyage au bout de la nuit qui a manqué de peu le Goncourt et qui a finalement triomphé au Renaudot. (Prix qui s'est bien plus vendu, soit dit en passant, que le Goncourt attribué à Guy Mazeline.)
Quelles conséquences pour la librairie, à retenir cette année les prix ou à les remettre malgré tout ?
Olivier Bessard-Banquy : Il est vrai que si les grandes surfaces jusqu’à vendredi et les acteurs du commerce en ligne encore aujourd’hui peuvent continuer à vendre des livres quand les libraires en sont empêchés ces distorsions de concurrence sont incompréhensibles et pour tout dire insupportables.
Dans la mesure où ce sont les libraires qui sont les acteurs culturels premiers du livre, ceux qui, comme Jérôme Lindon l’a rappelé, sont les animateurs les plus actifs de la vie du livre, portant des auteurs, des titres, des séries, des maisons qui méritent d’être découverts, quand les autres acteurs de la vente profitent disons plus globalement des effets d’entraînement impulsés par tous les médiateurs du livre, on ne comprendrait pas que les prix viennent enrichir exclusivement Amazon.
Si les prix existent parce que la littérature est chose d’importance, alors qui plus que les libraires méritent d’en récolter les fruits, eux qui à l’année défendent les productions les plus substantielles, les plus remarquables, et non uniquement celles couchées sur les listes des prix ? Je ne vois pas que les jurés puissent se désolidariser des libraires qui sont vitaux pour le monde du livre en général. (D’ailleurs qui a fait jadis la réputation d’un Tournier, d’un Cayrol, aujourd’hui d’un Le Clézio sinon les libraires ? Qui vendaient les livres de Quignard ou de Salvayre avant leurs prix ? Les libraires.)
Que penser de l’argument d’un « bien essentiel » brandi pour appuyer le maintien d’une ouverture des librairies ?
Olivier Bessard-Banquy : C’est à mon sens une question piège ou très délicate parce que le livre ne représente pas du tout la même chose pour tout le monde. Il y a d’un côté des bibliomanes qui préfèrent jeûner plutôt que de cesser de lire et de l’autre des personnes qui ont d’autres passions dans la vie et qui vivent très bien sans livres ce qui est tout à fait respectable.
Dans tous les cas, dans la mesure où le confinement lui-même a été présenté comme un moment qui peut être aussi celui d’une réflexion, ou d’une spéculation, le lien au livre sous une forme ou sous une autre doit être maintenu, entretenu, favorisé. Permettre aux libraires de vivre et avec eux les éditeurs et tous les autres professionnels de la chaîne graphique, c’est permettre à la culture écrite de vivre. Il y va donc de notre intérêt à tous.
Dès lors que les librairies se sont organisées pour garantir un maximum de sécurité sanitaire en boutique, dès lors que le Syndicat de la Librairie Française y est favorable, il me semble évident qu’il faut permettre aux points de vente de s’organiser pour poursuivre l’activité sous une forme ou sous une autre. Il est inconcevable pour ne pas dire ahurissant que les plateformes puissent le faire et non les librairies. Il ne faut pas fermer la Fnac, il faut ouvrir les librairies.
Le SLF apprécie que le Goncourt et l’Interallié aillent dans le sens d’un report, en attendant la réouverture. Pourtant, ces prix mêmes sont dénigrés – trop parisiens, trop entre-soi, surfaits, etc. Comment expliquer ce revirement qui semble très paradoxal ?
Olivier Bessard-Banquy : Non je ne vois aucun paradoxe en cette affaire. Les prix fonctionnent depuis longtemps de la manière qui est la leur et chacun peut en penser ce qu’il veut. Les libraires les premiers. (N’a-t-on pas vu même il y a peu un Goncourt comme par hasard issu de la maison dont la propriétaire s’est alors trouvée être ministre de la Culture ?)
Dans les faits, il est vrai qu’il peut sembler étonnant de voir avec le recul le très peu de grands textes appelés à se patrimonialiser issus des œuvres récompensées par les prix. Mais c’est oublier que les prix sont liés à une actualité du livre, ils n’ont pas vocation à créer ex nihilo le canon de demain. Ils font partie d’un dispositif, d’un ensemble d’une vie du livre dont les libraires sont des acteurs vitaux, centraux, irremplaçables.
Je n’ai jamais entendu un libraire refuser de jouer le jeu des prix comme je n’ai jamais vu aucun libraire se faire hara-kiri en cachant les livres d’un Levy ou d’un Musso. Ils sont libres d’en penser ce qu’ils veulent en tant que lecteurs, mais leur métier est de vendre des livres pour tout le monde, dans le respect de tous les goûts possibles. Ils sont par ailleurs parfaitement dans leur rôle en organisant leur commerce de telle sorte que soient promus chez eux d’autres auteurs, d’autres éditeurs, comme pour compenser cet effet de loupe dont vous parlez qui focalise l’attention de tous sur quelques titres à la rentrée.
En ce sens, oui, leur travail a aussi valeur de correctif, pour rappeler que la bibliodiversité est un bien précieux et c’est leur métier que de soutenir ceux des livres qui leur plaisent, qui ne sont pas (forcément) sur les listes de sélection. Mais ce n’est pas (forcément) être contre les prix. C’est travailler dans un autre esprit. Tout simplement.
Olivier Bessard-Banquy est auteur de La fabrique du livre - L'édition littéraire au XXe siècle (PU Bordeaux – 9791030000917 – 29 €), dont ActuaLitté avait diffusé quelques splendides extraits.
Crédit photo : Drouant, le restaurant des Goncourt.
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Paru le 13/10/2016
510 pages
Presses Universitaires de Bordeaux
29,00 €
3 Commentaires
Toinou
31/10/2020 à 10:21
Très pertinent.
Toutefois, même s'ils sont rares, je pourrais citer quelques librairies où les Musso et Levy ne sont pas justes cachés : ils n'y sont pas. Mais ils s'agit évidemment d’exception faisant un choix qu'ils peuvent se permettre en raison d'une clientèle particulière.
Forbane
01/11/2020 à 09:05
Et pour cause : les gens ne lisant plus, ils n'achètent plus que les livres primés.
Déplorable.
Jujube
02/11/2020 à 00:41
Dix sur dix pour votre texte, Monsieur Olivier Bessard-Banquy.