Rencontrer Milo Manara, c’est écouter une légende de la bande dessinée. Ses femmes au corps parfait, son interprétation de Caravage, son sens sacré de l’érotisme : l’auteur italien a certainement offert au XXe siècle les plus belles planches qui soient en la matière. Mais comme un rêve d’adolescent, voici qu’avec l’aquarelle, le Maestro a donné vie à une Brigitte Bardot mythique. Quand deux légendes se croisent, une épopée s’écrit. Entretien.
Le 09/06/2016 à 10:50 par Nicolas Gary
Publié le :
09/06/2016 à 10:50
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
La maison d’enchères Million organise une vente ce 12 juin de 25 aquarelles de Manara, mettant en scène l’actrice Brigitte Bardot. Un travail artistique qui dépasse le simple portrait, et réinterprète une figure mythique du cinéma. Car, à 70 ans, Milo Manara garde à l’esprit la femme qui a, selon lui, incarné l’image d’une liberté nouvelle.
Milo Manara : Oui… Je ne me rappelle pas la première fois que j’ai vu son image, mais elle me laisse l’impression de l’avoir toujours connue. J’ai grandi avec elle. Et dans mes premières bandes dessinées…
[La porte s’ouvre, son agent lui tend un téléphone] Milo, c’est Brigitte Bardot...
[Médusé, Milo Manara sourit. On croirait un adolescent : il prend le téléphone et juste avant de se mettre à l’écart, on entend :] Madame Bardot, vous me mettez à terre.
[Au terme de quelques minutes, il revient, particulièrement ému.]
Le monde entier n’a plus une personne comme elle, dont il pourrait être amoureux éperdument. Ce phénomène se retrouve, constellé dans plusieurs figures, mais plus personne ne l’incarne si totalement. Elle a changé le monde.
[Il faudra quelques minutes encore pour que, d’un sourire, il nous invite à reprendre l’entretien]
Milo Manara : C’est un véritable mythe, comme Aphrodite ou Athéna. Elle est la beauté et la sagesse. Brigitte Bardot a été une déesse culturelle : de nombreux professeurs étaient amoureux d’elle. Les hommes ont tous été amoureux d’elle. Elle a représenté un changement éthique, et pas uniquement esthétique, dans la société. Sa manière de vivre, qui dépassait sa seule beauté, était imprégnée d’une philosophie de liberté, comme le projet d’une société future. Peut-être qu’elle-même ne s’en est pas rendu compte, mais elle représentait l’exemple d’un modèle social et philosophique.
NB : La chouette, symbole d’Athéna/Minerve n’est pas là par hasard. « Je l’ai choisie justement pour ça ! Une allusion à la déesse. »
Je ne vous parle pas des intellectuels qui ont reconnu en Brigitte Bardot une nouvelle esthétique, au sens le plus complet du terme. Je comprends bien que les jeunes n’ont pas cette image, et ne partagent pas cette vision. Cela revient à parler des Beatles : aujourd’hui, on sait ce qu’ils ont fait, mais à l’époque, c’étaient des Martiens, tombés sur Terre, et qui ont tout bouleversé. Avant ce changement des années 1960, 1970, notre société était totalement différente. Et je peux vous le dire, j’ai vécu l’avant et l’après. (rires)
Milo Manara : Les aquarelles sont juste des hommages, à l’œuvre d’art qu'est Brigitte Bardot.
Milo Manara : Avant d’aimer les animaux, je suis convaincu que tous les habitants de cette planète ont le droit de vivre, sans être torturés ni maltraités. Manger de la viande est très appréciable, mais certainement pas une bonne raison pour que des animaux souffrent. En France, on voit du bétail en train de paître, et on a le sentiment d’une certaine tranquillité, sauf que cette image reste rare. En songeant à l’élevage des animaux, ce sont plus souvent des visions terribles que l’on a : je pense aux porcs, par exemple…
Moi, j’ai eu à la maison des chevaux, des chèvres, des moutons : j’adore les animaux, mais ce n’est pas la question. On doit reconnaître le droit de chaque créature à vivre sur cette planète. Les maltraitances sont injustifiées : les bêtes ne sont pas au service des hommes. Le manque de respect manifeste est totalement incroyable.
[Silence respectueux, le sujet n’est vraiment pas pris à la légère… Comment rebondir ?]
Milo Manara : Oui, Marvel a annulé les couvertures alternatives qui m’avaient été commandées, après tout cela. Trop de pudeur, je ne sais pas. Il s’agit aussi d’un choix éditorial, et je travaille toujours avec les éditeurs, pas contre eux, avec un maximum de respect : l’éditeur, c’est mon complice. Je respecte leurs choix dans la ligne éditoriale, mais tout de même... j’étais étonné. Il y avait des choses bien plus offensantes. Je comprends bien que dans le pays d’autres facteurs interviennent, comme le champ religieux… Bon, je préfère ne pas intervenir dans le domaine éditorial.
Milo Manara : Mon œuvre est un hommage aux femmes. Je fais acte de foi : il y a des lecteurs qui comprennent tout cela, et d’autres qui ne peuvent pas. Il m’est impossible de faire le travail pour chacun. Cela dit, une œuvre comme Le Déclic serait certainement refusée aujourd’hui, si je la présentais à une maison. J’ai comme le sentiment que l’on a reculé, ces dernières années sur beaucoup de sujets : nous perdons une certaine liberté.
C’est paradoxal, Brigitte Bardot représentait une idée de la liberté, et je crois que nous faisons fausse route. Dans des émissions de télévision, voilà une époque où étaient diffusés des ballets avec des costumes très érotiques. Ils ont disparu… De plus en plus, on s’enferme. Prenez Internet et les livres : deux réalités parallèles coexistent et s’éloignent l’une de l’autre. Le virtuel offre des images parfois terribles : la liberté dont internet jouit, n’est plus celle que l’on a dans les livres. Internet, c’est l’expression d’une jungle, mais un territoire bien plus avancé que le monde réel.
Milo Manara : Ce qui est sacré est tabou, c’est le principe des religions. Elles sont basées sur deux choses fondamentales : la peur de la mort et la pulsion sexuelle. Eros et Thanatos, ce couple ne date pas d’hier. Le succès des religions tient à ce qu’elles sont les seules à nous donner une réponse et exorciser le mystère de la mort. Autrement, nous restons interdits, et apeurés. Et le contrôle de la sexualité, l’amour en est le pendant. Les religions en maîtrisent les deux segments… et nous expliquent tout ce que l’on peut ou ne peut pas faire.
À ce titre, j’imagine que les pays sous gouvernance religieuse très forte sont certainement ceux où les habitants sont les plus grands consommateurs de pornographie ou d’érotisme sur internet. Internet, c’est un peu la liberté – je ne dis pas que la pornographie est la liberté, mais elle aide.
Milo Manara : C’est quelque chose de très artificiel. Dans les années 1800, cette notion de cellule sociale n’existait pas : on parlait de l’immeuble, du quartier, l’arrondissement. Aujourd’hui, diviser la société en un couple et un enfant, ou plusieurs, n’est pas sensé : nous avons besoin de tout, famille, proches, amis, pour nous aider à affronter la vie. Or, on a procédé à cette classification, parce qu’elle s’avère avantageuse pour une politique économique, mais cela n’apporte rien à l’humanité.
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Milo Manara : Ah, c’est juste. Je ne connais pas les données de ventes, mais sans aucun doute, il y a eu une évolution au niveau culturel. D’ailleurs, pour la deuxième fois, le plus prestigieux prix littéraire d’Italie, le Premio Strega, retient parmi les finalistes un auteur de bande dessinée. En l’occurrence l'auteur Zerocalcare. [NdR : nous avons prévu un dossier sur le bonhomme, qui vaut son pesant de cacahuètes]
L’année d’avant c’était Gipi. Voilà le signal qu’un changement s’opère dans le pays, mais c’est particulièrement important. Les mentalités évoluent.
Milo Manara : Pas seulement l’Italie (rires) ! Eco et la bande dessinée, il y a tant à dire : il était très amateur lui-même… Si nous avons réussi à ce que deux finalistes du prix Strega soient auteurs de BD, l’œuvre de vulgarisation et de démocratisation d’Eco n’y est assurément pas étrangère. Il a fait un roman, parmi les derniers, La misteriosa fiamma della regina Loana, qui est justement basé sur la bande dessinée. Il n’a jamais caché son plaisir ni sa sympathie. En fait, Eco, pour la BD, c’est vachement important – en général, et pour l’Italie plus encore.
J’ai connu Umberto Eco et j’ai offert un dessin, un strip, à sa fille Carlotta. Elle devait avoir 18 ou 20 ans, et appréciait mes dessins. Alors je lui donne quelque chose qui était plutôt érotique. Et Eco m’a pris à part et me demande : « Tu n’avais rien d’autre à donner à ma fille ? » Allons, elle était grande (rires). J’ai noté toute sa préoccupation de père : en dépit de l’ouverture d’esprit dont l’intellectuel était capable, l’homme restait protecteur… Le décès d’Umberto restera une immense perte.
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Milo Manara : Je crois que c’est un immense problème, ce qui est arrivé. Eco l’avait bien souligné, et il avait tenté de partir pour fonder une autre maison, La Nave di Teseo. Mais la concentration du secteur éditorial dans trop peu de mains représente toujours un danger. Et particulièrement quand ce sont celles de Berlusconi.
À l’époque, j’ai d’ailleurs travaillé pour Berlusconi… NOOO (en italien dans le texte) ! pour Mondadori : j’ai travaillé pour Mondadori et quitté le groupe quand il a été racheté par Berlusconi. J’avais été engagé par Leonardo Mondadori. Quand Berlusconi est devenu actionnaire majoritaire, j’ai quitté la maison : j’étais totalement opposé à cet homme, à ses manières. Cela dit, la concentration est nuisible à l’édition, indépendamment de lui. L’industrie du livre, c’est véritablement l’âme pensante de la société : il est impossible de la renfermer de la sorte.
Milo Manara : [Regard véritablement intrigué] Attendez : il a eu un accident ?
[En fait, l’homme d’affaires a été hospitalité pour un accidente vasculaire, le 7 juin, mais semble aller bien]
J’ignorais totalement… Voilà (et avec un sourire heureux), ce n’est pas grave du tout. (il lève les bras au ciel) Il doit y avoir un dieu. (il rit franchement…) Pardon, mais c’est une nouvelle bien étonnante !
Milo Manara : Je dois finir le tome 2 de Caravage, et dernier : ce devait être un dytique, et je m’occupe de cette dernière partie, et après cela, on verra. Ça m’occupera durant tout 2016…
Non, mais attendez, je suis un peu bouleversé par cette nouvelle : le problème de cœur de Berlusconi… (rires) c’est vraiment quelque chose ! (rires plus appuyés encore)
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