On lit peu aujourd’hui Jacques Laurent. Je me le rappelle chez Pivot, avec sa tête ronde et ridée comme une vieille pomme, son regard malicieux et sa voix douce entrecoupée par l’aspiration de sa cigarette (car à cette époque-là, on pouvait fumer sur un plateau de TV). L’homme paraissait détaché de tout, des combats de son époque comme des honneurs (bien qu’à ce sujet, notre homme ait su manier sa barque jusqu’au quai Conti), narquois, immobile, jouisseur.
Le 28/05/2017 à 09:00 par Les ensablés
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28/05/2017 à 09:00
J’ai retrouvé récemment un de ses derniers livres, Moments particuliers. Un écrit de vieillesse, court, sans prétention affichée. C’est drôle, léger, rafraîchissant. Cela n’empêche pas en transparence une certaine gravité avec une réflexion sur la mort, mais sans aucune pesanteur. Jacques Laurent est trop allergique à toute grandiloquence pour se transformer en maître à penser. Parvenu au terme de sa vie l’auteur se souvient d’épisodes de son existence, le plus souvent anodins. Il lui paraît d’ailleurs curieux et incongru de se rappeler ces moments insignifiants avec autant de précision. Mais le sont-ils vraiment ?
Par HFL
Ce sont de petites séquences de quelques pages chacune, rangées par ordre chronologique. Toute une vie, en une trentaine de clichés instantanés, de la plus tendre enfance jusqu’à la vieillesse.
Jeune garçon l’auteur assiste en cachette aux accouplements adultères de deux êtres qui se transformeront quelques heures plus tard, à la veillée du soir, en un austère bourgeois et une jeune vierge de bonne famille.
« Conforme à la mode de l’époque, je portais encore des culottes courtes et, accroupi, je chauffais mes jambes à la bonne chaleur du foyer tout en gardant présent la scène de la cabane que je confrontais à celle, édifiante, que m’offraient cette vierge studieuse et serviable et ce vieux monsieur respectable. Où était la vérité ? Et même existait-elle ? ». L’auteur fait la découverte à la fois la force du conformisme social, la violence du désir sexuel et la duplicité des êtres.
Autre époque, l’auteur, soldat en déroute, rencontre son père durant la débâcle de juin 1940. Ce dernier, réfugié avec les débris de son unité dans le sud-ouest de la France, est attablé avec des camardes de son âge, tous officiers. C’est avec raillerie que Jacques Laurent est accueilli. Ces quinquagénaires ne masquent pas au jeune soldat leur satisfaction d’avoir, eux, gagné leur guerre. La première.
« Le soleil rayonnait sur les bouteilles, les verres, les galons qui étaient tous d’or sauf les miens. Je finis par comprendre la cause de leur bonne humeur. La guerre de 14, leur guerre, ils l’avaient gagnée. Ma guerre, celle de 39, je l’avais perdue. Plus vieux que moi ils l’étaient, certes. Mais ces jeunes vieux vainqueurs se plaisaient à narguer un jeune vaincu. » Se retrouvant enfin seuls, le père date sa découverte de l’effondrement moral du pays à la suppression du tambour au lycée de son fils.
Durant la guerre d’Algérie, après des heures de volupté, une jeune amante rit de se voir fumer au lit.
« - Ah, mon Dieu, si mon mari me voyait !
La scène. J’allais avoir droit à la scène où les remords se conjuguent avec les reproches, peut-être avec les larmes. Mais au moment où mon visage s’assombrissait, elle acheva :
- S’il me voyait ! Il ne veut pas que je fume.
Je l’aidai à écraser la cigarette coupable dans le cendrier posé entre nos corps. La vie me paraissait délicieuse. »
En voltige au-dessus de la jungle vietnamienne, l’auteur ne doit sa survie qu’à ses ongles. Par une négligence bienvenue, il a omis de les couper quelques heures avant, de peur de manquer son hélicoptère. La ceinture du siège a été ôtée, probablement pour réparation, sans avoir été réinstallée. Durant ces quelques minutes d’angoisse et de colère contre la bêtise des choses, l’auteur médite sur l’absurde de l’existence avec sous ses yeux le spectacle somptueux de la jungle indochinoise.
« Je ne pouvais compter que sur moi, bientôt je ne dus compter que sur mes ongles, étant parvenu à glisser leurs extrémités sous le bord du rabat qui ourlait mon siège. L’appareil ayant encore accentué son inclination, je voyais s’étaler sous moi le vert acerbe des herbes à éléphants et les rizières cuisant sous un soleil de neuf heures aussi écrasant que celui de midi ».
Il y a dans ces pages la saveur de la forfanterie adolescente, l’apprentissage de la sexualité et de ses plaisirs, la découverte de la mort à travers celle des animaux de boucherie. Toute une conception antique de l’existence où les peines et les plaisirs sont placés sur le même plan, sans qu’aucun sens quelconque de la vie ne se dégage. Reste la sensation du monde, quelques spasmes de plaisir et de douleur entre deux abîmes. La saveur du hasard, les joies du commerce des corps puis la mort, le plus souvent inattendue, bête, comme la brève existence qui l’a précédée.
La poule scandalisée à laquelle un cuisinier tranche le cou, jouissait encore quelques minutes auparavant du doux bonheur de picorer des grains dans l’herbe fraîche. « Les cris changèrent et de surprise, d’indignation, devinrent de souffrance et d’agonie. Les autres qui n’imaginaient nullement qu’un tel sort les attendait ne songeaient pas à s’enfuir et continuaient de picorer ».
L’auteur attend aussi la venue du grand cuisinier qui viendra le saisir par les pattes. Il tente de s’y préparer. Le plus souvent, le seul recours pour conjurer la peur de la mort est de répéter « qu’avant notre naissance, quand nous n’existions pas, nous ne souffrions pas et que nous ne souffrirons pas davantage quand nous n’existerons plus. Mais c’est maigre. D’autant qu’il y a en nous, comme chez tous les animaux, cette stupide volonté de vivre à tout prix qui nous rive aveuglément à l’existence. »
On trouve dans l’écriture de Jacques Laurent un sens consommé de l’ellipse ainsi qu’une grande attention portée au cocasse des situations. Dans chaque séquence, il nous raconte une « histoire ». La scène doit être brève. Une rapide introduction brosse le contexte puis rapidement l’auteur en vient au fait qui constitue le sujet de ce moment particulier : la survenue du premier baiser, le défi de l’autorité au lycée, la mort frôlée… Lors de ce moment, le cours normal des choses dévie, bifurque sans prévenir par des raccourcis qui constituent le sel de l’existence. La fin est une pirouette. Pas de morale affichée ou marquée.
Le nom d’un autre auteur me vient à l’esprit. Jacques Laurent y fait référence lui-même de façon irrévérencieuse dans une de ses saynètes, putes virginales. L’auteur ayant rencontré un jour de pluie des prostituées sous la banne d’une brasserie, s’amuse à leur faire réciter des fables de La Fontaine. « Ah, si l’on pouvait toujours réciter des fables ! » s’écrie l’une d’elles avant de retourner à son premier métier. Même espièglerie, même scepticisme foncier, même cynisme désabusé sur l’homme, ses motivations, l’inanité de ses ambitions, le ridicule des ses vanités. La fable, c’est le détour par la simplification apparente de façon à faire ressortir le sens caché des choses.
On retrouve tout au long de ce livre cette intention poétique, avec un je ne sais-quoi de doux, de paisible dans le ton employé. Nul regret de la vie menée, nulle aigreur, nulle acrimonie. C’est l’adieu tendre d’un vieillard à une existence qu’il a voulu la plus agréable possible.
Notre professeur de lettres nous avait posé comme sujet de devoir, « qu’est-ce qu’un auteur mineur ? ». Nous étions désarçonnés. Il nous semblait plus simple de répondre à la question inverse, « qu’est-ce qu’un auteur majeur ? ». Plus classique, plus traditionnelle, balisée par les livres et les manuels. Nous étions d’ailleurs tous prêts à en lâcher dans l’hyperbole. Toujours plus simple d’en rajouter. La question inverse, dans sa feinte modestie, nous apparaissait tordue, perverse.
Nous tombâmes tous dans le panneau. Nous soutînmes qu’un écrivain mineur était un mauvais écrivain. L’univers littéraire était, à nos yeux, binaire. D’un côté les grands écrivains, ceux qui ont leur notice dans les manuels scolaires et auxquels la caste professorale a donné son onction. De l’autre côté les mauvais écrivains que l’on reconnaît à ce qu’ils ne figurent pas dans les manuels scolaires, mais uniquement dans les librairies. L’idée qu’un écrivain mineur puisse être un bon écrivain, à la fois plein de métier, de talent et de finesse, nous était totalement étrangère. La jeunesse n’aime pas les nuances.
Je n’avais pas fait mention dans mon devoir du nom de Jacques Laurent. Je le regrette. Il aurait parfaitement illustré le sujet. Jacques Laurent n’a peut-être ni le souffle des grands, ni forgé un nouveau style d’écriture. Il demeure pourtant un très agréable compagnon de lecture, intelligent, subtil, spirituel. On n’est jamais déçu. Cette qualité devient suffisamment rare pour qu’on lui en soit gré.
HFL Mai 2017
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