À l'heure où, en Italie, Mondadori souhaite racheter son concurrent RCS Libri, l'Europe est en passe d'assister à la plus importante concentration dans le secteur de l'édition. Ce 6 mars, le Conseil d'administration du groupe mère RCS Mediagroup s'est de nouveau réuni pour évoquer cette possible vente. Marcello Vena, fondateur de All Brain, société de conseil spécialisée pour les cadres du secteur éditorial et des médias, a accepté de brosser un tableau panoramique des conséquences de cette acquisition. Marcello Vena a notamment lancé le marché numérique et l'offre commerciale d'ebooks de RCS Médiagroup.
Le 06/03/2015 à 16:40 par Nicolas Gary
Publié le :
06/03/2015 à 16:40
À l'heure actuelle, Mondadori et RCS Libri sont les deux plus importantes structures éditoriales du pays. Et leurs politiques sont aussi différentes que complémentaires en matière de digital : « Mondadori s'est imposé par ses investissements, des alliances et des acquisitions, alors que RCS est devenu le leader de l'innovation numérique », explique Marcello Vena. Ainsi, Kobo est parvenu à entrer sur le marché italien, grâce à un partenariat avec Mondadori, à l'automne 2012, devenant depuis un concurrent sérieux d'Amazon.
« L'histoire du succès de Kobo en Italie est unique : c'est le deuxième revendeur avec près de 20 % de parts de marché. Dans aucun autre pays européen, il n'a accompli autant. » Or, l'influence de Mondadori est essentielle ici : un an après ce premier accord, la Feltrinelli, libraire et éditeur, passait un accord pour la vente des lecteurs ebook. Clairement inspiré par le succès de l'opération avec Mondadori.
Ce dernier a également acquis, en 2014, aNobii, communauté de lecteurs en ligne et réseau social du livre avec plus de 300.000 membres. « Au cours des quatre dernières années, Mondadori a investi plusieurs millions d'euros pour développer le marché numérique, au sens le plus large. »
De son côté, RCS Libri s'est lancé en 2010, par une association avec Gems et Feltrinelli pour créer la plus importante société de distribution d'ebooks, Edigita. Avec 50 % de PdM et 130 éditeurs et filières, elle a amplement servi les intérêts de RCS. L'éditeur a également lancé la première offre au monde de streaming de livres numériques sur les trains à grande vitesse (TGV). Il s'est aussi penché sur l'EPUB 3 avec une trentaine de textes enrichis et récités, pour la jeunesse – dont certains furent sélectionnés comme les meilleurs titres sur l'iBookstore. Enfin, un concours lancé avec Amazon, Big Jump, repose sur le crowdsourcing, pour la découverte d'auteurs nouveaux, et le développement de l'autopublication en Italie. Une forme de mouvement précurseur à Kindle Scout, lancé outre-Atlantique.
« Enfin, Mondadori et RCS Libri ont investi massivement pour numériser leurs catalogues de fonds, et disposer des deux plus importantes offres numériques du marché italien. À eux deux, ils disposent de plus de 15.000 titres », continue Marcello. Si pour l'impression, une fusion entre les deux leur conférait près de 40 % du marché de la littérature, pour le numérique, ils disposeraient de plus de 50 %.
Marcello Vena
On le comprend, le rapprochement de ces deux mastodontes aurait des répercussions puissantes – et amplement redoutées. Pour l'heure, l'offre de Mondadori est non contraignante, et avec le temps, l'accord pourrait aboutir à un simple rachat des actifs de RCS Libri. Autrement dit, reprendre par exemple uniquement le secteur du manuel scolaire, qui représentait chez RCS 90 millions d'euros en 2014.
Dans le même temps, Mondadori est un groupe d'édition à intégration verticale : il possède l'une des principales chaînes de librairie en Italie. « Il ne serait pas difficile d'imaginer le type d'avantages que tireraient les maisons d'édition, pas plus que d'imaginer la crainte des éditeurs concurrents : comment obtenir encore un peu d'espace sur les tables, et en particulier pour les livres du fonds ? » Et rappelons qu'à eux deux, les groupes disposent de plus de 60 % du marché du livre de poche.
Depuis le 1er janvier, l'Italie a choisi d'adopter une TVA réduite pour les livres numériques. À l'heure actuelle, « il est trop tôt, et même difficile de dire si cette mesure a été efficace. Surtout parce que les prix au détail sont pratiquement les mêmes qu'il y a un an. Sans la réduction de TVA, les prix auraient augmenté, et la demande très probablement diminuée ». Une hypothèse de travail, certes, mais une hypothèse plausible.
D'autant plus que la nuance est importante : le taux est passé de 22 % à 4 %, mais la diminution effective de TVA n'est que de 6 à 4 % parce que la plupart de ventes (84 %) profitaient déjà de la TVA rabaissée du Luxembourg (3 %). « La Commission européenne a besoin de changer la directive TVA, et d'aligner la taxe pour les livres imprimés et les ebooks. Actuellement, l'Italie risque des pénalités importantes pour avoir réduit le taux de TVA des ebooks. » Et il serait regrettable que les contribuables italiens aient à payer la douloureuse.
Si l'Italie a connu un ralentissement économique, il ne date pas d'hier. Or, le marché numérique est dans une croissance à un chiffre au cours des deux premiers mois de 2015 (par rapport à la même période en 2014). « Le début d'année représente toujours de faibles ventes, et en juin, nous aurons une image bien plus claire des tendances de 2015. »
Revenons alors aux deux grands du secteur. Concentration inédite, certes, mais qui dépend de deux choses : que les acteurs s'accordent, et que l'Autorité de l'antitrust valide. « Nous devons respecter la loi et le marché : si les actionnaires veulent que cela se fasse, et que l'Autorité approuve, alors ça se fera. »
Le pays a tout de même des caractéristiques fortes : 60 % des habitants n'avaient pas lu de livre en 2014, contre 30 % des Français. Pour une grande majorité des Italiens, le livre et la lecture ne sont pas une priorité. D'ailleurs, à nombre d'habitants équivalent, le marché français est quatre fois plus important, et pèse près de quatre fois le chiffre d'affaires italien, de 1,1 milliard €. À lui seul, Hachette Livre réalise autant de chiffre d'affaires que l'ensemble du marché italien.
Alors, oui pour la concentration, mais il faut garder à l'esprit que l'important est de rester rentable sur un marché qui a diminué de près de 25 % pendant les 4-5 dernières années. Bien entendu, les craintes des auteurs sont légitimes, de même que de redouter pour l'indépendance de chacun. « Cependant, un éditeur sans auteur n'a plus de raison d'être. Tout le monde le sait. Je serais très étonné de voir Mondadori ignorer l'importance des auteurs : ce serait courir le risque d'acheter une boîte vide. » Mais on peut aussi relativiser cette concentration, en rappelant que 60 % de l'édition seront encore dans les mains de maisons d'envergure comme Gems, Giunti ou Feltrinelli, et un grand nombre de petites et moyennes maisons. « Elles adoreraient avoir le privilège de publier des auteurs de RCS Libri. »
Et à ce titre, il faut comprendre que RCS Mediagroup aurait, financièrement, plus d'intérêt dans la revente séparée de ses maisons d'édition. « Cela rapporterait plus d'argent, et permettrait de rembourser une meilleure partie de la dette en cours. Ainsi, l'activité scolaire pourrait aller à un acheteur, tandis que la littérature irait à un autre, ou se répartir entre plusieurs. Il y aurait moins de soucis avec la réglementation antitrust. »
(Alessandro Scarcella, CC BY-ND 2.0)
Mais l'un des obstacles à cette stratégie, c'est le timing : certains ont le temps de le prendre, RCS Mediagroup est pris à la gorge. Or, Mondadori a le temps, et son offre est certainement une tentative pour racheter à bas prix. « La direction de Mondadori est très expérimentée est intelligente ; il n'y aurait aucune raison de surpayer RCS Libri maintenant. Il n'y a pas d'autre offre publique, et l'équipe de gestion de RCS a trop peu de temps devant elle pour faire autre chose. »
RCS a d'ailleurs tenté de se débarrasser d'autres actifs, comme la société IGP Decaux, pour 18 millions €, et pourrait faire de même avec sa participation dans Finelco (trois radios) ou Digicast (TV d'entreprise) ou encore vendre ses affaires en Espagne, Unitad Éditorial. L'augmentation de capital éviterait également la cession d'actifs, mais a priori, les actionnaires n'y sont pas très attachés. La décision viendra dans tous les cas, fin avril, le plus probablement.
Enfin, pour tordre le cou à une idée, le rachat n'aurait rien de commun avec le rapprochement Penguin Random House. D'abord, parce qu'il ne s'agirait pas comme pour les acteurs américains, d'une fusion : pas de gouvernance alternée, ni rien de ce genre. De plus, Mondadori comme RCS « n'ont de sphère d'influence qu'au niveau national, publiant des ouvrages en italien, sans aucune perspective mondiale significative ». PRH est devenu le plus puissant éditeur de littérature au monde, mais Pearson, propriétaire de Penguin, reste le plus important éditeur de livres éducatifs.
Ainsi, loin de céder à la panique ambiante, et avec une analyse assez stricte, Marcello Vena tente de comprendre. À ce stade, « l'accord n'est pas seulement stratégique, il est aussi de circonstance. Mondadori tente d'acheter quelque chose, alors que RCS n'aurait pas besoin de vendre quoi que ce soit, sans ses problèmes financiers. » Et de conclure : « Peut-être que cela constitue une occasion unique en son genre, pour d'autres acheteurs potentiels, en Italie et à l'étranger. »
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