L'English PEN est l'antenne la plus puissante de l'organisation PEN International, qui lutte dans le monde entier pour défendre la liberté de lire, d'écrire et de s'exprimer. Sa présence à la Foire du Livre de Londres était incontournable, et nous avons pu nous entretenir avec Robert Sharp, chargé des campagnes et de la communication de l'organisation. Et ainsi évoquer les différentes menaces qui pèsent sur la liberté, dans le monde, mais aussi l'hypocrisie des gouvernements occidentaux. La liberté d'expression, sans concessions.
Le 16/04/2015 à 11:01 par Antoine Oury
Publié le :
16/04/2015 à 11:01
Robert Sharp : En réponse aux atrocités commises contre Charlie Hebdo en janvier dernier, l'Association des dessinateurs professionnels, une organisation britannique, nous a contactés, car ils voulaient aider les familles des victimes, et défendre la liberté d'expression. L'English PEN est une organisation qui défend régulièrement la liberté de lire, d'écrire, la liberté de choquer, également, et ils ont considéré que nous pouvions porter ce projet de livre caritatif. Le titre de cet ouvrage collectif est « Draw the line here » [Tracer la ligne ici, NdR], un jeu de mots entre le dessin et la frontière que certains aimeraient qu'on ne franchisse pas.
L'ouvrage en lui-même est une compilation d'une centaine de dessins, créés dans les jours qui ont suivi le massacre de Charlie Hebdo. Nous sommes partenaires d'une autre organisation, CrowdShed, spécialisée dans le crowdfunding, qui nous a permis de lever environ 6.000 £ pour produire le livre. Les profits du livre seront partagés entre le PEN et les familles des victimes. L'ouvrage sera publié dans quelques semaines, et sera disponible en ligne.
Robert Sharp : Deux motifs reviennent particulièrement dans l'ouvrage : le premier, ce sont les cagoules noires des assassins, qui sont devenus des symboles de meurtre et d'intolérance. Je pense qu'il est de l'intérêt public de rendre ridicule cette « mode terroriste » par le dessin. La glorification du terrorisme, qui peut attirer des jeunes gens vers le fondamentalisme, doit être moquée. Le second, c'est celui du crayon comme une arme ou un bouclier, qui pourrait arrêter les armes. Il s'agit d'un vœu, car, malgré l'expression « la plume plus forte que le glaive », ce n'est pas vérifié, évidemment. Ces dessins sont des mantras visuels, il faut les répéter encore et encore. C'est seulement quand suffisamment de gens prendront cette expression comme argent comptant que la création pourra triompher de la destruction, que l'échange d'idées, le multiculturalisme, la pluralité, la possibilité de changer d'avis, aussi, pourront vaincre.
Le véritable combat est là : il ne se déroule pas entre l'Islam et l'Occident séculaire, ou entre l'Islam et l'athéisme. Il oppose la modération et le fondamentalisme. Les fondamentalistes peuvent être trouvés dans toutes les religions, et même dans l'athéisme.
Robert Sharp : Il est intéressant de remarquer, d'abord, que le gouvernement français avait pris des mesures pour protéger l'équipe de Charlie Hebdo. Le journal était très controversé — certains diraient agressif — et, malgré tout, le gouvernement a posté des forces de police pour les protéger. Le gouvernement français avait reconnu la nécessité de les protéger, et de défendre la liberté d'expression. Personne ne pouvait prévoir que l'action terroriste surpasserait les forces de police, mais le gouvernement français n'a pas abandonné Charlie Hebdo. En 1989, le gouvernement britannique avait su faire de même avec une protection rapprochée pour Salman Rushdie, au moment où il était menacé par une fatwa.
Malgré tout, après les événements, nous avons perçu une forme d'hypocrisie du gouvernement français. Quand l'humoriste Dieudonné a dit ou écrit des propos choquants après les massacres, il a été arrêté et condamné pour apologie du terrorisme. On ne peut pas, d'une part, défendre Charlie Hebdo qui attaque et insulte les idées les plus sacrées et les prophètes des religions, et en même temps traduire en justice des gens qui insultent ou moquent les victimes sacralisées d'une tragédie. Cet humoriste n'avait pas à être traité de la sorte.
Robert Sharp : Au côté de François Hollande, il y avait par exemple l'ambassadeur de l'Arabie Saoudite, dont le gouvernement a condamné Raef Badawi par le fouet, car il avait « insulté le prophète » et critiqué son gouvernement. De nombreux pays qui ont de graves problèmes avec la liberté d'expression ont participé à la marche. Des gouvernements occidentaux, qui protègent de manière forte la liberté d'expression, avec le Premier Amendement aux États-Unis ou l'article 10 de la convention européenne, organisent cependant des relations commerciales avec des pays où la liberté d'expression est bafouée, comme en Arabie saoudite.
Nous sommes aujourd'hui à la Foire du Livre de Londres, dont le Mexique est l'invité d'honneur : quiconque s'intéresse à la liberté d'expression sait que le gouvernement mexicain fait très peu pour protéger les journalistes. Et ces journalistes ne dessinent pas pour insulter l'Islam ou Jésus-Christ, ils révèlent la corruption, le trafic de drogues, la collaboration entre l'État, des sociétés, et des trafiquants d'humains. Nous appelons régulièrement le gouvernement mexicain à faire plus, à investir plus d'argent pour enquêter et criminaliser les attaques envers les journalistes, ou lutter contre la corruption des forces de police. Ces dernières années, 40 à 50 journalistes ont été assassinés au Mexique, l'équivalent de 5 ou 6 massacres de Charlie Hebdo. Et il n'y a aucune manifestation internationale, aucune pression sur le gouvernement mexicain, comparé à ce qu'il se passerait si ces meurtres avaient lieu en France ou au Royaume-Uni.
Robert Sharp : Les attentats de Charlie Hebdo ont mis en avant quelque chose d'intéressant, qui se rapporte à la phrase faussement attribuée à Voltaire, même si elle reflète sa philosophie : « Je déteste ce que vous dites, mais je me battrai jusqu'à la mort pour que vous puissiez le dire. » Un des policiers chargés de la protection de l'équipe de Charlie était musulman [Ahmed Merabet, NdR], et on peut imaginer qu'il a littéralement incarné la phrase de Voltaire. On peut penser qu'il détestait les insultes faites au prophète, qu'il détestait ce que l'équipe de Charlie Hebdo disait et écrivait. Mais, malgré tout, il a défendu leur droit de le faire. Je pense que cet homme devrait devenir l'emblème de la liberté d'expression.
Robert Sharp : Tous les journaux britanniques ont présenté la même image, au lendemain des attentats : celle des hommes masqués en train de tuer ce policier. Avec seulement deux exceptions : le Guardian, qui avait choisi une photo du rassemblement parisien le soir même, et The Independent, qui avait choisi le dessin d'un doigt d'honneur adressé aux meurtriers. Et, fait intéressant, les deux seuls journaux qui ont diffusé la couverture « Tout est pardonné » de Charlie Hebdo étaient le Guardian et The Independent. Les journaux qui avaient relayé l'acte de tuer et l'image des assassins n'ont pas voulu reproduire le genre d'images qui a conduit aux attentats.
Robert Sharp : Parfois, nous sommes un peu frustrés de voir que les attentats de Charlie Hebdo et d'autres exemples d'intolérance, comme la fatwa de Salman Rushdie, sont seulement expliqués par l'insulte. Le fait de se sentir insulté compte beaucoup dans leurs motivations, bien sûr, mais il s'agit parfois d'une excuse pour masquer des implications beaucoup plus vastes. Pour Salman Rushdie, par exemple, il y avait également des éléments politiques qui expliquaient pourquoi l'ayatollah a choisi de déclarer une fatwa contre cet homme, à ce moment précis. Cela n'absout les meurtriers, évidemment, mais il y a probablement des aspects sociaux qui permettent de comprendre pourquoi ils ont choisi de rejoindre Al-Quaïda et ISIS, alors qu'ils étaient des citoyens français.
On peut regarder les causes de leur radicalisation, sans les réduire au simple fait qu'ils se sentaient insultés. Il est malhonnête, et cela ne rend pas vraiment justice aux victimes, d'insister sur une interprétation très simpliste des attentats contre Charlie Hebdo. Car si nous voulons combattre ce genre d'événements, nous devons considérer de manière holistique les crimes et leurs motivations.
Robert Sharp : Autour du monde, l'insulte est utilisée comme une justification pour masquer des pressions politiques très fortes. Par exemple, une responsable religieuse pourra affirmer que toute critique est une insulte à la religion ou au prophète, afin de se prémunir de toute critique. Dans certaines parties du monde, il existe des lois qui protègent le chef de l'État de toute critique, sur des motifs patriotiques. Ces dernières seraient destinées à protéger l'État, sa cohérence ou celle d'une culture.
Mais en fait, elles permettent simplement de protéger le chef d'État lui-même de toute critique. Le concept d'infaillibilité, par exemple, sur lequel le Pape et la religion catholique insistent, selon lequel le Pape et les prêtres devraient être protégés afin de protéger le christianisme et Jésus, a conduit à la protection de pédophiles, à la tolérance d'une homophobie persistante, ou au maintien de politiques terriblement destructives vis-à-vis de la contraception. L'infaillibilité ou le blasphème sont devenus des moyens de censurer toute critique.
Robert Sharp : La sécurité nationale, en France, aux États-Unis ou au Royaume-Uni, est régulièrement invoquée à des fins de censure. Les lois mises en place permettent de censurer des gens comme Edward Snowden ou Julian Assange, au nom de la sécurité nationale. Une chose reste très importante pour toute véritable démocratie, le concept d'intérêt public.
Ainsi, si un journaliste transgresse le secret d'État, des lois sur la protection des données ou encore la sécurité nationale, si l'intérêt public le justifie, pour révéler la corruption ou des méfaits des gouvernements, cet intérêt public devrait constituer une défense contre les actions en justice.
Ce qui interpelle, c'est qu'aucun principe d'intérêt public ne vient défendre Edward Snowden, Chelsea Manning ou d'autres donneurs d'alerte qui ont révélé des infractions aux Droits de l'Homme par les gouvernements américains, britanniques ou autres.
Au Royaume-Uni, nous venons de boucler une importante campagne pour réformer les lois contre la diffamation, et une clause concernant les questions d'intérêt public a été ajoutée à la loi. Ainsi, si un journaliste commet une erreur en enquêtant sur une question d'intérêt public, il sera protégé d'une partie de l'impact des lois sur la diffamation. Cela permet d'étendre la liberté d'expression, tout en protégeant le droit d'un individu à la préservation de sa réputation.
Nous aimerions beaucoup voir ce concept d'intérêt public, d'intérêt général, se répandre. Et ce sont des pays comme le Royaume-Uni, comme la France, vus comme des bastions de la liberté d'expression, à la tête de l'Union européenne qui devraient mettre en place ses lois pour renforcer et défendre l'intérêt public.
Robert Sharp : Les représentants officiels ne devraient pas être immunisés contre la critique. En fait, il devrait même y avoir une mesure pour limiter les possibilités de traduire en justice, devant un tribunal civil, au motif d'une diffamation, dans le cas d'un représentant public. Les États-Unis disposent à ce titre d'une défense assez forte de la liberté d'expression, dès lors qu'une personnalité publique est impliquée. Au Royaume-Uni, nous disposons d'une jurisprudence, The Derbyshire Defense, le gouvernement à tous niveaux — ville, comté, gouvernement central — ne peut pas traduire en justice les citoyens pour leurs critiques, dans l'intérêt d'un débat démocratique ouvert et libre.
L'English PEN fait partie d'une coalition qui demande la réforme des lois pénales relatives à la diffamation dans toute l'Union européenne. Nous espérons que cela entraînera des réformes similaires en Afrique ou en Amérique du Sud. Notre objectif serait d'abolir l'aspect pénal de la diffamation dans le monde entier : c'est un affront que d'être enfermé et privé de sa liberté physique à cause de quelque chose qu'on a dit ou écrit, de manière pacifique.
Robert Sharp : Nous ne soutenons pas le mensonge, la malveillance, ou la duplicité : la charte de l'English PEN explique clairement que la liberté d'expression doit être utilisée pour lutter contre ceux qui incitent à la haine, mais il y a différence entre un conflit moral, « J'aurai voulu que tu ne dises/n'écrives pas ceci », et le fait de créer une loi qui intervienne pour interdire la parole. Que quelqu'un puisse dire quelque chose est toujours un débat légitime, plutôt que la mise en place d'une démarche absolutiste, ou fondamentaliste.
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