Faudra un jour qu’on m’explique l’origine de cette passion très française pour les titres en anglais, qui ne sont pourtant pas ceux de l’œuvre originale. C’est si fréquent dans les films que c’en est devenu risible. Et ici, je cherche encore à comprendre pourquoi l’original « Roughneck » choisi par Jeff Lemire et qui concentre l’attention sur le personnage central s’est retrouvé traduit en « Winter Road ».
Est-ce que « Route d’hiver » aurait été ringard, aux yeux des lecteurs francophones ? Est-ce que ce serait leur rendre un mauvais service de leur permettre de comprendre dès la couverture de quoi il retourne dans l’album ?
Heureusement, tout n’est pas dans le titre. L’essentiel est à l’intérieur, dans le Grand Nord, mais dans une toute petite ville, Pimitamon, où l’on découvre Derek Ouelette, ancien joueur de hockey, bâti comme un frigo double porte et violent comme un orage d’été, qui dort dans les vestiaires de la patinoire et s’imbibe d’alcool fort le resté du temps. Le bled est posé au milieu de nulle part, la vie y est pénible et, conne si cela ne suffisait pas, voilà que débarque une jeune fille paumée, qui est partie en fugue, pour fuir non pas la maison familiale, mais son copain violent. Bien entendu, sa route va bientôt croiser celle de Derek et cette rencontre ne devra rien au hasard.
Jeff Lemire nous immerge littéralement dans l’univers hostile d’un village paumé au milieu de la neige, en terres indiennes, avec ce qu’il faut de shérif, de bar et de motoneige pour qu’on ait l’impression de retrouver l’univers de Fargo (le long métrage des frères Coen [et la série qui en a été tirée par la suite], cette espèce de huis clos en terrain ouvert [rien de tel qu’une infinité de neiges pour se sentir enfermé, même à l’extérieur] peuplé d’abrutis et de personnages à l’emporte-pièce.
Lemire cependant ne nous propose pas une comédie, mais un drame, proche de la tragédie même, où les liens familiaux, la violence et la toxicomanie forment un cocktail corrosif, destructeur, qui ne peut mener qu’au pire. Les paysages désertiques et les relations sociales très frustes rapprochent ce « Winter Road » du conte, voire du récit mythologique. Dans une nature presque intacte, les conflits réglés par la violence rappellent aussi bien la chevalerie, où tout est question d’honneur et de loyauté, que la tragédie grecque, où les protagonistes n’ont d’autre choix que d’affronter leur destin.
Noir comme l'étendue glacée sous une nuit sans lune
Jeff Lemire, habitué aux séries populaires et à l’univers des comics, propose ici un récit d’une sobriété puissante : il prend le temps de nous plonger dans l’intimité. Des personnages, dans les contradictions qui les tissent, pour nous aider à comprendre le poids qui pèse sur leurs épaules et, malgré le désert de neige qui les entoure, le cul-de-sac dans lequel ils ont l’impression d’être enfermés.
Le dessin de Jeff Lemire, réaliste, mais avec de belles envolées expressionnistes quand la violence se déchaîne, sert au mieux ce récit épuré. Le choix du noir et blanc renforcé par une colorisation bleutée très froide colle à la fois aux conditions climatiques rudes et à la vie sociale rudimentaire qui servent de toile de fond au récit. De temps à autre, une touche de couleur rouge, à la fois couleur des lignes du terrain de hockey sur glace et teinte du sang frais, vient souligner la violence qui bouillonne à l’intérieur du personnage central et explose avec les dégâts qu’on imagine.
Avec plus de 260 planches, « Winter Road » prend le temps d’immerger le lecteur dans un univers hostile, dépaysant et inconfortable. Si ce récit de violence et de famille possède la force des récits mythologiques, malgré son décor contemporain, c’est parce que, sans sombrer dans le manichéisme, la mièvrerie ou l’abstraction, « Winter Road » est dense, posé, nuancé, concret, mais terriblement fataliste, comme tout récit qui voit le héros accomplir peu à peu sa destinée tragique.
traduction par Sidonie Van den Dries.