EXCLUSIF – Le Collectif Artistes-Auteurs vient d’adresser un courrier au ministère de la Culture, revenant sur le statut social des créateurs. Ce dernier s’inquiète de ce que la mission confiée à Pierre Lungheretti autour de la bande dessinée ne soit que trop conscrit dans son champ d'investigation : les créateurs, dans leur ensemble, sont dans une position délicate. Et nécessitent une attention particulière.
Leur courrier est ici reproduit dans son intégralité.
à l’intention de Mme. Françoise Nyssen, Ministre de la Culture,
et de Mr. Pierre Lungheretti, chargé de mission.
Le 9 avril 2018,
Objet : Mission de reflexion en faveur de la bande dessinée confiée à Mr. Pierre Lungheretti.
Madame la Ministre, Monsieur le chargé de mission,
Le 25 Janvier 2018, le Ministère de la Culture, par votre voix Madame la Ministre, vous a confié, Monsieur Lungheretti, une mission de réflexion sur une politique nationale en faveur de la bande dessinée. Selon vos termes*, celle-ci s’articulera autour de trois enjeux : politique patrimoniale ; accompagnement de la création ; situation sociale et économique des auteurs et autrices.
Sachez, Madame la Ministre, que nous avons pris très au sérieux l’annonce de cette mission. Nous en espérons, comme exposé de votre part, des solutions concrètes, capables de répondre efficacement aux constats alarmants des états Généraux de la Bande Dessinée, formalisés il y a déjà 2 ans . Monsieur Lungheretti, vous avez confié à la presse vouloir « créer les conditions d’une réflexion collective ». Favorables à ce point essentiel, nous avons pris l’initiative de rédiger collectivement cette lettre ouverte.
Le CAA, pour Collectif Artistes-Auteurs, est un rassemblement informel et récent. Le CAA est à l’origine de plusieurs actions d’information et de sensibilisation menées lors du Salon de la Littérature et de la Presse Jeunesse à Montreuil en novembre 2017, et de la tribune intitulée « Autrices et auteurs en danger » publiée dans le journal Libération du 24 janvier. Cette tribune a rassemblé en quelques jours plus de 500 signatures de professionnels
de la bande dessinée et du livre.
La tribune et la liste des signataires sont consultables ici. Après étude du communiqué de ladite mission, vous trouverez ci-après la synthèse de nos réflexions et inquiétudes.
Pourquoi circonscrire le champ d’action de la mission à la bande dessinée ?
L’action #paietonauteur menée lors du salon Livre Paris 2018 par la Charte des Auteurs et Illustrateurs Jeunesse montre que le débat concernant les auteurs et autrices doit être global et ne pas s’arrêter aux frontières de la bande dessinée. La précarité touche tous les auteurs·trices du livre : dessinateurs·trices et scénaristes autant qu’illustrateurs·trices, auteurs·trices de roman, coloristes, traducteurs·trices, correcteurs·trices... ainsi que, plus largement, tous les artistes : photographes, graphistes, plasticiens·nes, etc.
Aujourd’hui, plus que jamais, nous sommes uni·es et mobilisé·es.
Les enjeux de la mission sont-ils bien ciblés ?
• Si nous partageons évidemment l’objectif de « préservation du patrimoine de la bande dessinée », la mention d’une « régulation du marché de l’art » dans le contexte de cette mission nous laisse perplexes. Cela nous amène à nous interroger sur le rôle des pouvoirs publics dans le secteur privé.
Il nous semble que cette mission, pour être réellement en faveur de la bande dessinée et des auteurs·trices devrait appeler à réguler, non pas le marché de l’art, mais le marché de l’édition, ô combien inéquitable.
Ainsi, nous regrettons qu’il ne soit pas fait mention, dans l’intitulé de cette mission, de la faible proportion de droits destinés aux auteurs et autrices sur le prix du livre : l’état ne devrait-il pas avoir pour rôle d’encadrer l’équilibre économique de la chaîne du livre, en instaurant un partage juste des recettes générées par ce secteur prospère ? Il en va de la protection des auteurs et autrices et de la création qui figurent, à n’en pas douter, parmi les principales préoccupations du Ministère de la Culture.
• Vous dites ensuite vouloir « favoriser l’exposition, la diffusion, les apports à l’éducation artistique et culturelle »** : cet objectif nous semble flou. S’agit-il de rendre plus visible la bande dessinée via des expositions ? De favoriser l’intervention des auteurs et autrices dans les écoles ? D’intégrer davantage la bande dessinée dans les programmes scolaires ? Enfin, de quelle éducation artistique parle-t-on : primaire, secondaire, post-bac... ?
S’il s’agit de créer des passerelles vers de possibles revenus complémentaires pour les auteurs et autrices, il nous semble que l’objectif n’est pas le bon : les auteurs et autrices meurent d’une valorisation très largement insuffisante de leurs droits principaux, les droits d’auteur.
• Vous abordez ensuite la question de « la formation des auteurs »**. Aujourd’hui, les auteurs et autrices cotisent pour obtenir un droit à la formation continue. À ce titre, ils peuvent se former avec le soutien de l’AFDAS. Cependant, l’écrasante majorité d’entre eux, faute de temps et d’argent, ne peut se permettre de passer une semaine (ou plus) en formation en laissant leur travail de côté. Ainsi, les États Généraux de la Bande Dessinée indiquaient, en 2016, que 84% des auteurs et autrices n’avaient jamais suivi de formation.
De plus, les auteurs·trices sont déjà très polyvalent·es, et ont su, malgré un contexte économique déclinant, assurer la transition numérique des 30 dernières années. Toujours selon les EGBD, 59% des auteurs·trices assurent eux-même le scénario, le storyboard, le dessin, la couleur, la couverture, le lettrage, le scan de leur planches ou la livraison de fichiers numériques à l’éditeur. Cette polyvalence ne leur a apporté aucun bénéfice, tout en permettant aux maisons d’édition de se décharger de ces frais techniques.
• Qu’entendez-vous par l’insertion des auteurs et autrices dans « différents secteurs de l’image »** ?
Faire de la bande dessinée, ou plus largement des livres, impliquerait-il forcément, pour pouvoir en vivre, de s’insérer dans un autre secteur ? N’est-il pas contradictoire de vouloir valoriser la création et le livre tout en demandant aux auteurs·trices de reconvertir leur savoir-faire dans d’autres secteurs ?
• Enfin, dans ce court appel à mission, pas un mot sur la situation sociale des auteurs et autrices, ni sur la remise en cause de notre statut social. Rappelons que, consécutivement à la réforme de financement de la sécurité sociale, la Maison des Artistes et l’AGESSA n’auront plus comme mission principale la perception de nos cotisations : tous les cotisant·es vont être rattaché·es à l’URSSAF. Comment protéger la bande dessinée sans protéger socialement les autrices et les auteurs ? Le rôle d’une telle mission ne serait-il pas de réfléchir à un nouveau statut social et économique plus respectueux de celles et ceux sans qui aucun livre ne se fait ?
Pour conclure, pouvez-vous réellement valoriser le travail des auteurs et autrices ?
Afin que l’effort insufflé par la création de cette mission puisse porter ses fruits, il nous semble essentiel d’en amender les objectifs, actuellement lacunaires. à notre connaissance, les représentations d’auteurs et autrices
n’ont pas été consultées pour les définir.
L’objectif de cette mission ne peut être d’orienter les auteurs·trices vers la recherche de revenus complémentaires (expositions, animations d’atelier en milieu scolaire...) : l’accent doit être mis sur une revalorisation juste et équitable de leurs revenus principaux. Les auteurs et les autrices ne sont pas assez payés pour leur travail principal. Voilà le coeur du problème.
De même, l’urgence de la situation actuelle ne saurait se régler grâce aux aides publiques : elles seraient insuffisantes, même avec les meilleures intentions. Les conglomérats éditoriaux doivent prendre leurs responsabilités, et cesser de considérer les auteurs et autrices comme une variable d’ajustement.
Alors que certains livres génèrent des bénéfices importants, le taux de droits d’auteur est majoritairement inférieur à 10% en bande dessinée, et à 6% en édition jeunesse (pour tous les co-auteurs·trices). Nous ne voulons pas sous-estimer le travail des différents acteurs de la chaîne du livre, mais il va sans dire que l’auteur en est le point de départ. En tant que travailleurs indépendant·es, leur investissement se fait bien souvent dans des conditions où le nombre d’heures de travail ne compte plus. Ne devraient-ils pas être plus justement rétribué·es ?
Si l’état ignore que le rapport de force imposé par certaines maisons d’édition et autres commanditaires privés est extrêmement défavorable aux auteurs et autrices, il ne pourra proposer que des solutions cosmétiques. Nous attendons de l’état qu’il intervienne dans les relations contractuelles qui nous lient aux maisons d’édition : il est urgent d’en finir avec les abus actuels.
La création, si généreusement vantée dans la bande dessinée lors du Festival d’Angoulême, mérite mieux qu’un cadre précaire, sans cesse dévalué et aujourd’hui menacé de disparition.
Nous espérons sincèrement que vous saurez entendre la voix des auteurs et autrices. En vous souhaitant bonne réception, et dans l’attente de votre réponse publique,
Bien à vous,
Le Collectif Artistes-Auteurs.
1 Commentaire
camus Brigitte
14/04/2018 à 12:34
Les artistes ne veulent plus se cacher pour mourir (économiquement s'entend).